Publié en 1994, le récit photographique Kim, qui rassemble un texte autobiographique posthume de la danseuse et meneuse de revue trans Kim Harlow et ses portraits réalisés par Bettina Rheims en janvier 1991, a fait l’objet d’une exposition à l’Institut pour la photographie à Lille du 3 novembre au 24 décembre 2023. S’il faut ancrer la série Kim dans une histoire des représentations photographiques de la transidentité, on pourrait dire que Bettina Rheims est loin d’utiliser la photographie dans son aspect documentaire comme le fait par exemple Nan Goldin en photographiant Kim Harlow la même année dans sa loge du Carrousel de Paris. Au contraire, elle réalise des images questionnant la transidentité.
Alors que les pratiques parodiques de Claude Cahun[1] ou de Del LaGrace Volcano[2] montrent que le genre n’est pas réductible au sexe assigné à la naissance, celle de Bettina Rheims donne à voir une prévalence du sexe sur le genre. Ses photographies semblent soutenir les propos de Kim Harlow qui ne pensait pas pouvoir offrir une image de « femme crédible »[3] et témoignent du fait que les corps trans sont historiquement considérés comme inauthentiques[4].
Sous l’objectif de la photographe, Harlow prend le rôle stéréotypé de la femme sensuelle en lingerie, et interprète également la figure du dandy, symbole du trouble de l’identité sexuelle au tournant du XXe siècle. Mais elle consent surtout à un « travail de comédienne » pour « réinventer Alexandre »[5], c’est-à-dire pour réincarner son identité de genre avant transition. Le modèle satisfait alors le cis gaze[6] de la photographe et sa curiosité de la faire détransitionner. Par exemple, une photographie montrant Kim Harlow se tirant les cheveux en arrière en face d’un miroir répond au fantasme d’une identité « en devenir », tandis que l’angle de vue frontal fait cacher en partie la poitrine du modèle sous ses coudes, effaçant en cela les codes corporels du « féminin ».
Par ailleurs, la composition met en son centre son regard cerné de maquillage qui a coulé le long des joues. Ce pathos renvoie à l’image traditionnelle de la personne trans en souffrance, ce que soutient le motif du miroir : celui-ci brise l’unité du sujet qui s’y trouve dupliqué, mettant en exergue l’inadéquation du psychisme et de la corporalité du sujet trans. Le miroir participe également à un jeu sur le regard : Kim Harlow fixe l’objectif, se sait objet du regard et se confronte au voyeurisme en se mettant en scène dans une identification conflictuelle. Dans son récit, elle ne s’identifie[7] ni comme femme ni comme homme, mais comme « transsexuel » – un ancien terme ayant une connotation psychiatrique et pathologisante –, ce qui fait penser à l’idée d’un troisième sexe, notion qui prend racine dans les théories de la sexologie allemande de la seconde moitié du XIXe siècle (Karl Heinrich Ulrichs ; Richard von Krafft-Ebing) et qui trouve un écho, au début du XXe siècle, dans les travaux du médecin allemand et militant homosexuel Magnus Hirschfeld qui définit pour la première fois les personnes trans comme faisant partie d’une catégorie « intermédiaire ». Par ailleurs, Harlow affirme dans son récit qu’elle « refuse la marginalité, et c’est pour ça qu’[elle] évite de fréquenter le ghetto transsexuel »[8]. Cette identification ne peut néanmoins être généralisée face à la pluralité des transitudes[9].
Si la série Kim donne une visibilité aux personnes trans dans le monde de l’art, on peut s’interroger sur la réception d’une telle représentation, notamment à l’époque de la médiatisation de l’affaire Botella, durant laquelle Claude Botella fait saisir son dossier juridique par la Cour européenne des droits de l’homme pour « atteinte à la vie privée » après s’être vue refuser son changement d’état civil. En effet, les photographies de Bettina Rheims, qui magnifient le modèle par une iconographie marchandisée, publicitaire ou cinématographique, pourraient être une manière de rendre vivables des subjectivités trans, mais font surtout sortir le sujet de sa condition sociale, en n’évoquant pas, par exemple, le sida dont est atteinte Kim Harlow alors qu’elles sont réalisées dix ans après le début de l’épidémie et avant que les trithérapies ne soient administrées. Bien que ce ne soit pas nécessairement le dessein des représentations artistiques, ces photographies ne constituent pas une opposition à un modèle normatif et au conformisme de genre. Si elle s’intéresse aux personnes trans, Bettina Rheims n’adhère donc manifestement pas aux luttes refusant de réduire les personnes trans à un « syndrome du transsexualisme » alors au centre d’une politique trans en pleine émergence.
[1] Tirza True Latimer, « Visions émancipatrices. Portraiture et identité sexuelle dans le Paris des années 20 », Clio. Histoire‚ femmes et sociétés, n° 22, 2005 : http://journals.openedition.org/clio/1791.
[2] Frédérique Villemur, « Queeriosité : le poil a-t-il un genre ? Autour de Del LaGrace Volcano, Daniela Comani, Katarzyna Kozyra, Ana Mendieta et Cindy Sherman », Miranda, n° 12, 2016 : http://journals.openedition.org/miranda/8732.
[3] Kim Harlow, Bettina Rheims, Kim, Munich, Gina Kehayoff Verlag, 1994, p. 14.
[4] Jack Halberstam, Trans*. A Quick and Quirky Account of Gender Variability, Oakland, University of California Press, 2017, p. 34.
[5] Kim Harlow, Bettina Rheims, Kim, op. cit., p. 10.
[6] Théorisé par le chercheur en études trans Charlie Fabre qui s’appuie sur le male gaze de Laura Mulvey, le cis gaze est un système de regard qui satisfait le voyeurisme d’un public cis ; voir Charlie Fabre, « Le cis gaze en bref », Représentrans, 2 novembre 2020 : https://representrans.fr/2020/11/02/le-cis-gaze-en-bref.
[7] Kim Harlow, Bettina Rheims, Kim, op. cit., p. 10-12.
[8] Kim Harlow, Bettina Rheims, Kim, op. cit., p. 16.
[9] La transitude est une notion désignant l’état d’être trans, notamment utilisée par Alexandre Baril (voir Alexandre Baril, « La transitude comme handicap : théoriser les intersections entre les identités trans et handicapées », Une société en transition : l’émergence des recherches et militances trans* et intersexes dans les espaces francophones contemporains, 7e Congrès international des recherches féministes dans la francophonie, Université du Québec à Montréal, 2015), Pauline Clochec (voir Pauline Clochec, Noémie Grunenwald (dir.), Matérialismes trans, Hystériques et associéEs, 2021) ainsi que Karine Espineira et Maud-Yeuse Thomas (voir Karine Espineira, Maud-Yeuse Thomas, Transidentités et transitudes : se défaire des idées reçues, Le Cavalier bleu, 2022).