Exposer, montrer à un public le fruit de son travail, est sans doute le but de la plupart des artistes, mais que disent leurs productions (matérielles et immatérielles) de cette activité ? C’est ce que cette nouvelle rubrique « Exposer l’exposition » se propose d’explorer à travers l’analyse d’œuvres mettant en scène certains aspects de l’exposition (le rôle du commissaire, le comportement du public, l’installation des pièces, etc.). Et comme toute exposition débute par un vernissage, nous sommes particulièrement heureux d’inaugurer cette rubrique avec ceux de Jean-Daniel Berclaz.
D’abord peintre et sculpteur, l’artiste suisse s’est, depuis 1997, intronisé directeur du Musée du Point de Vue. Fruit de son invention, ce musée nomade et éphémère est une sorte d’entité conceptuelle destinée à faire œuvre du réel. Pour ce faire, il recourt fréquemment à la cérémonie du vernissage, laquelle institue les panoramas en véritables « ready-mades ». Depuis 2000, sous l’égide de son directeur, le musée a ainsi organisé 99 vernissages d’un Point de Vue à travers le monde.
Concrètement, celui qui se définit aussi comme artiste-curateur se rend dans une ville et y sélectionne deux lieux qui feront office d’œuvres. Il effectue ensuite des photographies en noir et blanc en format panoramique de ces points de vue à inaugurer prochainement. Enfin, il imprime l’image de ces œuvres à venir sur les cartons d’invitation au vernissage. Il reprend ainsi la forme classique du carton d’invitation tout en incarnant visuellement la nouvelle adresse du Musée du Point de Vue.
Les lieux choisis se complètent ; le premier correspond à un espace en intérieur (institutions artistiques publiques ou privées), le second à un espace en extérieur (paysages citadins ou champêtres). De la même manière, les deux vernissages se prolongent. Le premier, toujours organisé sur les créneaux habituellement dédiés au vernissage par la structure d’accueil, se veut plutôt professionnel. Il mime les codes de ceux destinés aux habitués du monde de l’art. Le second se tient systématiquement les samedis ou dimanches à l’heure du brunch. Cet événement moins formel imite les modalités des sorties culturelles des familles qui visitent les musées le week-end.
Dans les deux cas, le vernissage, prémisse incontournable à toute exposition, signale l’œuvre. En déplaçant cette cérémonie, instaurée en France au XVIIIe siècle, et qui consistait littéralement à vernir devant un petit groupe de personnes rigoureusement sélectionnées les tableaux présentés aux Salons, il vernit musées et paysages. Tout ce qui compose ce rituel, du carton d’invitation préalablement reçu à la longue table recouverte d’une nappe blanche en passant par la présence de serveurs, de verres et de fleurs coupées, indique qu’une expérience artistique est en cours.
Les expériences, cependant, ne se superposent pas. Avec les vernissages organisés au sein de musées, l’artiste expose l’institution. Par ses choix de points de vue, lesquels cadrent les œuvres conservées à l’abri des regards dans les réserves ou les objets dérivés exposés en vitrine des boutiques, il insiste sur les fonctions et le fonctionnement du Musée.
Avec les vernissages installés devant de larges étendues urbaines et rurales, Jean-Daniel Berclaz fait œuvre du paysage. Il sacralise un genre qui, en peinture, fut longtemps considéré comme mineur. Ce choix qui souligne l’évolution des normes et l’importance de l’histoire dans la construction de la perception n’est pas non plus anodin.
Mais l’artiste, avec cette cérémonie, ne transforme pas seulement les lieux. Vêtu de son costume de conservateur de musée, il fait de ses invités un public. Réunies autour de la table, les personnes présentes contemplent ces espaces changés en œuvres, échangent à leur sujet et à propos d’autres problématiques connexes : l’art, le regard, sa construction. Car, que nous dit ce dispositif sinon que la reconnaissance de l’art par le regard est une construction sociale ?
Son auteur en tout cas en est certain. Comme il a eu l’occasion de le dire dans différents entretiens, si les œuvres nous apparaissent comme telles, c’est parce qu’elles sont montrées dans des contextes qui historiquement mettent l’individu en condition de les reconnaître comme appartenant à cette catégorie. L’artiste va même plus loin ; présentées dans une salle d’attente, un café ou un centre commercial, certaines d’entre elles n’arrêteraient même pas notre regard.
Cependant, avec ses vernissages, il ne se borne pas à un constat négatif mais se fait force de proposition. En effet, si c’est le contexte qui fait œuvre, rien n’interdit de jouer avec les contextes, de transformer les codes, de déplacer les conventions. Diverses situations quotidiennes nous arrêtent et nous constituent naturellement en spectateur se posant la question du cadrage, du point de vue, de la dimension critique du regard. Ces situations ne peuvent pas toutes intégrer le Musée mais il est possible de faire venir le contexte muséal jusqu’à elles afin de les transformer officiellement en œuvres d’art.
Si, lors de ses vernissages, le commissaire Jean-Daniel Berclaz invite le spectateur à adopter le point de vue de l’artiste Jean-Daniel Berclaz, il lui propose aussi une « valise de vernissage » laquelle contient le « kit » nécessaire pour vernir l’œuvre de son choix. Mallette transformable en table et contenant elle aussi nappe blanche et verres à pied, elle est le pendant individuel, mais tout aussi nomade, du Musée du Point de Vue.
Individuel ? Pas complètement, car dans cette valise se trouve également un appareil photo dont le propriétaire est invité à se servir pour immortaliser l’incarnation de l’œuvre mais aussi, en envoyant cette image au Musée du Point de Vue, pour alimenter son fonds. En effet, si les panoramas que l’artiste donne à voir ne changent d’identité que pour quelques heures, les photos, les films, les livres relatant ces inaugurations enregistrent de façon définitive leur statut d’œuvres éphémères, et tous ses documents sont soigneusement archivés au Musée du Point de Vue.
Et, c’est là, peut-être, que réside le dernier message de l’œuvre de Jean-Daniel Berclaz. Situé à la frontière du champ social et du domaine de l’art, le vernissage légitime l’œuvre tout autant que l’œuvre vernie légitime le Musée.