Représenté par la galerie suisse Lange+Pult, Lilian Bourgeat est un artiste plasticien français qui vit et travaille en Bourgogne. Œuvrant dans l’espace public, il est connu pour ses agrandissements d’objets du quotidien. Nous le rencontrons alors qu’il entame une nouvelle série nommée « Résidus ».
Laura Martin : Vous êtes connu pour réaliser des installations d’objets du quotidien surdimensionnés. Quand avez-vous eu pour la première fois cette idée et quel objet aviez-vous choisi d’agrandir ?
Lilian Bourgeat : Mon premier objet a été Piggy Bank en 1998. J’interrogeais le rapport du collectionneur à l’art et à l’argent. L’idée consistait à introduire une partie de l’argent de la vente dans le cochon-tirelire et le collectionneur avait le choix : soit garder la tirelire intacte mais l’argent à l’intérieur se dévaluait, soit casser la tirelire, détruire la sculpture et récupérer sa mise.
L.M. : L’artiste Ron Mueck présente actuellement des crânes géants à La Fondation Cartier mais l’agrandissement était déjà un procédé répandu en art lorsque vous avez commencé. Vous avez souvent revendiqué cette absence de nouveauté du geste, citant les œuvres d’artistes contemporains comme Claes Oldenburg (1929-2022) mais aussi des œuvres très anciennes comme la sculpture du Sphinx de Gizeh (2500 av. J.C.). Qu’est-ce qui vous intéresse dans cette « tradition » de l’agrandissement ?
L.B. : Ce qui m’intéresse dans l’agrandissement, c’est qu’il agit comme un leurre, pour attirer le spectateur, l’amener à s’approcher de l’œuvre, puis le piéger pour l’emmener dans mes histoires. Mais j’aime aussi l’effet que j’appellerais « caméléon » de l’agrandissement dans l’espace public. Par exemple, le Double Banc public vert parisien installé dans le Jardin des Tuileries peut paraître, vu de loin, à l’échelle normale ; il peut se confondre au réel, on peut ne pas le remarquer. C’est quand on s’en approche qu’on réalise l’agrandissement. Enfin, l’agrandissement que je mets en œuvre fait en sorte que les œuvres restent praticables pour que le spectateur puisse les activer, ce qui le place à la limite du geste ; il doit faire un effort. Dans Le Dîner de Gulliver, dispositif composé d’une table, de chaises et du couvert entier, le chef cuisinier devient metteur en scène et les convives, qui ont déjà eu bien du mal à s’asseoir sur les chaises dont l’assise est à un mètre du sol, deviennent les acteurs de ce dîner où tout est surdimensionné. Cet effort crée une expérience hors norme.
L.M. : Vous dialoguez parfois explicitement avec des œuvres de l’histoire de l’art. Que cherchez-vous à faire lorsque, par exemple, vous reprenez, en plus grand, le porte-bouteilles de Marcel Duchamp ?
L.B. : Le porte-bouteilles, qui a pour titre Entre M. Duchamp et N. Hérisson, est un hommage à Marcel Duchamp et à Nicolas Hérisson qui m’avait invité à réaliser une œuvre dans son centre d’art à Piacé-le-Radieux. Ce porte-bouteilles est installé depuis plus de dix ans au milieu d’un champ où les vaches pâturent.
L.M. : Vous dialoguez avec l’histoire de l’art mais vos œuvres en revanche sont la plupart du temps installées dans des lieux ouverts à un très large public. Est-ce une volonté de votre part de proposer un art qui ne s’adresse pas qu’à une petite partie de la population habituée des musées ?
L.B. : L’espace public m’a toujours intéressé ; c’est un lieu où les gens peuvent rencontrer l’art et peut-être pousser ensuite la porte d’un musée.
L.M. : Vos objets ne sont, par ailleurs, pas tous des citations d’autres œuvres. Vous avez réalisé des chaises, des bancs, des bottes, des brouettes, des plots de signalisation, des caddies et des mètres ruban. Comment arrêtez-vous vos choix parmi tous les objets qui font notre quotidien ?
L.B. : En général, j’agrandis des objets banals appartenant à l’imaginaire collectif ; c’est important pour moi de parler au plus grand nombre. Par exemple, la chaise blanche en plastique est un objet universel du XXème siècle.
L.M. : Vous ne choisissez pas nécessairement les objets les plus consommés aujourd’hui et, à l’ère des écrans, on pourrait aussi être nostalgique de la table de jardin en plastique qui renvoie à une certaine convivialité. Cette lecture vous conviendrait-elle aussi ?
L.B. : Oui, il y a une certaine nostalgie. Je pense au téléphone S63 que j’avais fait en 2002 en collaboration avec Luc Adami et qui n’existe plus. Je ne choisis pas ces objets pour les sauver de l’oubli, mais c’est peut-être ce qui va advenir !
L.M. : Vous avez exposé vos bottes en caoutchouc géantes dans des prairies avant de les installer devant la Fiac. Autant elles s’intègrent, a priori, dans le paysage de la campagne, autant elles font rupture avec celui de la ville. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces deux registres ?
L.B. : Le choix du positionnement dans l’espace joue effectivement dans l’effet de surprise ; il peut y avoir un décalage étonnant.
L.M. : Je disais que vos bottes semblaient plus adaptées à un paysage de campagne a priori car vos paires de bottes sont constituées de deux bottes du même pied et ont pour titre Invendus ce qui ramène le spectateur à la société de consommation plus qu’à la nature. Quel rôle jouent les titres dans vos productions ?
L.B. : Le titre est souvent le début de l’histoire, il évoque la genèse de l’œuvre. Pour les Bottes, il y a plusieurs niveaux de lecture. Au premier abord, on peut penser aux bottes de sept lieues du Chat Botté, aux contes pour enfants. Puis on remarque qu’il y a deux pieds gauches, sorte d’échec ; le curateur s’est peut-être trompé en allant chercher les pièces, ou l’artiste lui-même. Deux pieds gauches, la sculpture ne marche pas !
L.M. : Il y a, dans votre travail, une sorte de tension entre la satisfaction de reconnaître un objet familier et l’inconfort lié à l’étrangeté des dimensions, qui rappelle en effet l’univers des contes. Ont-ils influencé votre pratique ?
L.B. : Pas les contes mais le Voyage de Gulliver de Jonathan Swift.
L.M. : On trouve vos œuvres dans les collections de FRAC, de villes, de domaines viticoles, soit dans des institutions publiques comme privées. Qui sont vos principaux acquéreurs ?
L.B. : La plupart de mes œuvres sont dans des collections privées. Je travaille depuis plusieurs années avec la galerie Lange+Pult.
L.M. : Comment ces collaborations se déroulent-elles avec ces différentes structures ? Toutes vous offrent-elles la même liberté ? Le fait que certaines de vos œuvres jouent aussi le rôle de mobilier urbain engendre-t-il des contraintes particulières ?
L.B. : Je n’ai jamais travaillé sur commande ; j’ai une liberté totale sur les pièces que je présente. Les contraintes dans l’espace public sont celles de la sécurité des usagers.
L.M. : Le cône de chantier que vous aviez installé à Laval en 2022 a été dégradé plusieurs fois mais, en même temps, de nombreuses personnes se sont assises sur les bancs que vous aviez installés dans cette même ville. Comment, de manière générale, vos œuvres sont-elles reçues par les habitants ?
L.B. : L’enthousiasme est toujours présent, même parfois trop ce qui produit quelques dégradations. À Laval, le cône de chantier avait été incliné pour pouvoir servir de porte-voix par des chanteurs d’un soir…
L.M. : Vos œuvres sont immenses. Comment les réalisez-vous concrètement ? Travaillez-vous en équipe ? À quels corps de métier appartiennent les personnes qui vous assistent ? À quoi ressemble votre atelier ? Est-ce toujours le même ou est-ce que vous concevez vos œuvres au plus près de l’endroit où elles seront finalement installées ?
L.B. : Les pièces sont quasiment toutes réalisées à l’atelier, à l’exception de quelques éléments de fonderie par exemple. J’ai des assistants, dont le nombre peut varier selon le projet, qui tous ont une formation artistique. Le travail de l’atelier est essentiellement celui de la résine polyester, ainsi que de la conception des moules pour la fonderie, de la commande numérique, mais aussi des éléments en bois et en métal. Mon atelier est toujours trop petit…
L.M. : Quels sont vos projets en ce moment ?
L.B. : Je me concentre sur de plus petites pièces. « À des reliefs d’Ortolans », sur ce vers de la Fontaine, j’ai débuté la série des résidus, peau de banane, écorce d’orange, sac plastique, canette écrasée…