Maria Ibanez Lago et Constanza Piaggio sont deux artistes franco-argentines, la première explorant le champ de l’installation, du volume et de la peinture, la seconde celui de la photographie.
Fondatrices et directrices de l’artist-run space Julio, une structure indépendante et associative située dans le 20e arrondissement de Paris, elles s’engagent dans la mise en relation d’artistes contemporains latino-américains avec la scène artistique française. Lors d’un entretien réalisé à l’occasion de leur prochaine exposition, Assemblage #41, elles ont répondu ensemble à nos questions.
Héléna Mikaelian : En 2014, vous avez créé ensemble l’association Space in Progress et plus tard l’artist-run space Julio qui reposent sur l’idée d’une structure gérée par et pour les artistes. Comment ce projet est-il né et à quel besoin répondait-il ?
Julio (Maria Ibanez Lago et Constanza Piaggio) : Julio est né de notre rencontre, il y a presque 10 ans, par le biais d’une amie en commun. Nous sommes toutes les deux franco-argentines. On avait envie de créer un lieu de rencontres entre artistes pour pouvoir discuter de nos projets en cours et développer des relations horizontales entre nous. C’est une pratique que l’on menait déjà en Argentine, où elle est très courante, sous forme de workshop, de réunions qui ont lieu en dehors des institutions… En France, tout est plus institutionnalisé et les initiatives d’artistes sont moins fréquentes.
H.M : Quelles ont été vos premières actions de mise en relation des artistes ?
Julio : Tout a commencé avec les « Thé W.I.P. » (Work In Progress) : des réunions mensuelles entre une vingtaine de participants où nous échangions, présentions nos projets, portfolios… Cela a duré régulièrement pendant au moins 3 ans. D’abord, elles avaient lieu uniquement entre artistes, pour garder des rapports horizontaux. Nous connaissions beaucoup d’artistes argentins rencontrés en Argentine ou en France lors de résidences par exemple, qui ont pris part à ces réunions. Les échanges étaient très intéressants au vu des différences de techniques, de production, de contextes.
À partir de ces expériences éphémères, nous avons souhaité créer un projet pérenne. Nous avons loué un vieux garage, que nous avons rénové, et qui est devenu notre propre espace.
Un nouveau format est directement apparu : les Assemblages, des expositions collectives qui réunissent des artistes d’horizons divers, dont une partie d’origine latino-américaine (ou du moins hispanophone). Il s’agissait alors de réussir à contourner ces étiquettes, très présentes dans l’art, par l’échange, le déplacement au-delà des frontières.
Ces expositions se sont depuis développées pour faire de Julio un lieu de diffusion expérimentale et d’opportunités. Par exemple, si nous étions d’abord toujours les curatrices des Assemblages, nous avons commencé à inviter d’autres commissaires d’exposition. Julio est aussi plus largement une structure de soutien pour les artistes qui auraient besoin de visibilité ou d’aide, pour candidater à une bourse par exemple.
H.M : Quel est le principal avantage d’un artist-run space vis-à-vis des déjà nombreuses structures de diffusion de l’art qui existent à Paris : musées, galeries, salons… ? Est-ce une plus grande liberté, pour vous comme pour les artistes qui font appel à vous?
Julio : Julio est une association et nous sommes en effet libres dans nos projets car indépendantes, mais cela amène une autre contrainte, d’ordre économique. Notre travail est bénévole et non subventionné, et nous devons composer avec ces restrictions économiques : c’est rare que des artist-run spaces parviennent à durer dans le temps comme Julio.
Mais ces contraintes font partie du jeu et permettent notre liberté de création : ce projet est parti de notre démarche artistique et de notre volonté d’enrichissement par l’échange, le dialogue, mais nous ne nous positionnons pas comme des galeristes.
Cette liberté est surtout celle d’avoir un espace à nous et à disposition des artistes. À Paris, les autres espaces sont difficiles d’accès et, à part les résidences, il y a peu de moyens donnés aux artistes pour directement travailler et expérimenter. Nous recevons d’ailleurs énormément de demandes : notre programmation est plus intense que certaines galeries.
H.M : Comment choisissez-vous les artistes avec qui vous travaillez ? Vos expositions sont souvent ouvertes à plusieurs médiums : la peinture, la performance, l’installation, et autant de styles esthétiques. Quels critères guident vos choix et les dialogues entre artistes que vous formez ?
Julio : Ce sont des critères à la fois objectifs et subjectifs. Nous cherchons d’abord à mélanger les univers esthétiques, à éviter de développer un récit monocorde. Il faut aussi réfléchir pour trouver un équilibre dans ces choix : dans les relations entre artistes, dans le rapport entre scène hispanophone et scène parisienne, dans l’inclusion des femmes…
Aussi, chaque Assemblage a un propos curatorial, une idée centrale. Notre espace est petit, et toutes les œuvres exposées apparaissent simultanément au visiteur : le dialogue entre elles est primordial. Nous réfléchissons également au rapport avec l’extérieur : la rue visible à travers les vitres de la galerie agrandit l’espace et laisse entrer le dehors dans l’exposition.
Au-delà du regard objectif, le relationnel (les liens que nous entretenons avec les artistes) est très important. Il y a un artiste argentin emblématique des années 90, Roberto Jacoby, qui, après les crises qui ont touché le pays, notamment celle de 2001, a développé des projets relationnels et la notion de “technologie de l’amitié”. Comment les liens entre artistes, en dehors des moteurs établis (les institutions et la dynamique de marché), deviennent des forces qui amènent à créer ensemble ? Ce réseau est une création de chaque jour, c’est à la fois un enrichissement pour nous deux en tant qu’artistes et une opportunité pour ceux que nous recevons. C’est selon nous pour ça que les artistes partagent leurs projets à Julio : ils pressentent cette idée de mise en réseau et de jeu. C’est un peu parvenir à faire les choses ensemble et correctement, « comme si », comme si on savait vraiment les faire !
H.M : La mise en réseau que vous évoquez et qui constitue le fondement de Julio est aussi internationale. Malgré les tendances à la mondialisation et à la communication entre artistes de toutes origines, quelles spécificités et différences constatez-vous entre les arts latino-américains et européens ? Comment s’enrichissent-ils ?
Julio : Bien sûr, il y a des différences de contextes qui ne peuvent pas être gommées. Depuis l’occident, on pense que les cultures sont globalisées, mais il suffit d’aller en Argentine, en Colombie, ou à Mexico, pour voir que les réalités sont différentes, de même les matériaux, les contextes de production… Parfois, même chez les artistes qui sont positionnés dans un marché international, ils choisissent d’évoquer des problématiques et sujets en lien avec leur lieu d’origine. Pour parler de la France, on dirait que le schéma de carrière d’un artiste est tracé pas à pas, suivant une suite logique. Il est difficile de dévier de ce parcours, et nous souhaitions sortir de ces sentiers préétablis pour développer une idée de l’art par la ramification. Comme les aiguillages dans les gares où des trains arrivent de tous horizons, se croisent…
L’appartenance géographique des artistes est justement pour nous un thème de recherche, que nous avons par exemple exploité dans une exposition récente : « Magie réaliste » autour du réalisme magique, l’un des mouvements accolés à l’art latino-américain. Ou il y a trois ans, dans une exposition autour d’une autre référence : le géométrisme. Le but était d’ouvrir ces concepts, de ramifier ces pistes en faisant participer des artistes non latino-américains qui les questionnent également. Bientôt, un prochain projet devrait aborder la notion de folklore au-delà des cultures européennes actuelles.
H.M : Cette notion d’identité et de culture est d’ailleurs très présente dans le travail de Shinji Nagabe, artiste brésilien d’origine japonaise qui exposera prochainement avec Julie Laporte chez Julio.
Julio : Oui ! Le cas de Shinji est très particulier : il fait partie de la communauté japonaise du Brésil, qui est la deuxième plus importante en dehors du Japon. C’est un mélange de culture incroyable et il y a d’ailleurs une histoire drôle à ce sujet. À un moment, l’entreprise Toyota au Japon avait besoin de plus d’ouvriers et souhaitait rapatrier les Japonais qui vivaient au Brésil. Mais ces Japonais avaient totalement intégré la culture brésilienne et le projet n’a pas du tout fonctionné! Shinji, en plus, est venu en Europe, et son travail aborde aussi l’identité de genre et sexuelle : toutes ces couches apparaissent et sont très intéressantes.
H.M : Cette prochaine exposition, Assemblage #41, ouvrira dès le 11 novembre et jusqu’au 3 décembre dans le cadre de la Biennale de l’Image Tangible qui présente des œuvres s’émancipant de l’usage classique de la photographie. Pouvez-vous nous parler de ce nouvel Assemblage ?
Julio : C’est la 3e fois que nous participons à la Biennale de l’Image Tangible parce que nous avons toujours parié sur le territoire du 20e arrondissement comme moyen d’unification et de promotion de la mixité artistique. L’originalité de cette Biennale est que les espaces participants font également partie du jury, ce qui est très important : nos voix comptent, même si nos points de vue ne sont pas ceux de critiques spécialisés en photographie.
Nous avons associé à l’œuvre de Shinji Nagabe celle de Julie Laporte. Elle travaille autour d’un procédé photographique qui a recours au papier de cibachrome, cette couche superficielle sensible qui accroche la couleur. Son travail est complètement différent de celui de Shinji, mais les deux sont justement complémentaires : alors que l’esthétique de Julie est plus lisse, avec une information très subtile, celle de Shinji est plus chargée de connotations culturelles.