Métaphore d’une époque qui regarde son passé à l’aune du présent, l’œuvre N’oublie pas l’hiver de Nathalie Rodach interroge de façon poétique le temps et de façon plus incidente le travail de mémoire.
Dans « N’oublie pas l’hiver », l’artiste propose une série de douze images qui témoignent d’une installation réalisée en 2022 à l’Institut français de Roumanie à l’occasion de la Nuit de la philosophie. Ses photographies, porteuses d’une dimension esthétique, documentent, à la façon inaugurée par le Land art, l’événement passé.
Après avoir opéré un relevé de l’ombre allongée de quelques arbres dénudés à la fin de l’hiver, Rodach a empli cette trace de miroirs qui, l’été, c’est-à-dire dans un temps postérieur, permettent la réflexion des arbres en majesté. Avec ses miroirs, l’artiste joue d’une opposition de l’ombre et de la lumière pour ouvrir, par son intervention mais aussi par les traces qu’elle en donne aujourd’hui, une réflexion sur notre rapport au temps.
Le point de référence, les arbres dénudés de l’hiver et leurs ombres allongées sont suggérés par la première image de la série, celle nommée « N’oublie pas l’hiver projection » (image en ouverture de l’article). Les arbres verticaux gris sont floutés et leurs cimes tronquées. De ce fait, leurs ombres colorées semblent envahir le sol de façon autonome. Elles sont là, sorte de manifeste de la mémoire à garder.
Dès la deuxième image cependant, photographie artistique simplement intitulée N’oublie pas l’hiver, cette mémoire se recouvre du présent. Le cadrage resserré sur le miroir insiste sur ce qu’il reflète. À l’heure du réchauffement climatique, l’artiste n’a pas choisi de donner à voir des souches d’arbres brûlées comme l’avait fait Smithson en son temps (premier déplacement de miroir dans « Incidents of Mirror Displacements in the Yucatan », 1969), sa photographie capte des arbres luxuriants dans un ciel clair.
De formats verticaux, les photographies documentaires 3, 5, 6 « Timisoara : détails d’une ombre miroir » diffèrent par l’heure et le jour de leur prise de vue, respectivement le 23 mai à 9 h 57, le 23 mai à 9 h 45 ou le 20 mai à 10 h 51. Les ombres-miroirs captent la vie matinale, le bleu clair du ciel et le vert encore pâle des arbres. Elles les incrustent dans le sol car, comme l’avait fait remarquer Smithson, le miroir donne l’illusion que ce qui est réfléchi a pénétré la terre.
Le présent s’éloigne pourtant dans les photographies documentaires 7 et 8 (Timisoara : détail d’une ombre miroir le 20 mai 21 h 31 ; Timisoara : détail d’une ombre miroir le 20 mai 21 h 34). Prises plus tard dans la journée, elles donnent à voir un réseau de fins miroirs tachés de bleu clair, de vert sombre, de noir et de blanc. Avec la lumière qui décroit, les contours d’aujourd’hui s’estompent tandis que les tracés d’hier reprennent forme. Photographiées de plus loin les ombres du passé serpentent le sol, le recouvrent, quelle qu’en soit la texture.
Elles encerclent les humains (photographie 10 et 11), les enfants (Timisoara : détail d’une ombre miroir le 20 mai 21 h 56) comme les adultes (Timisoara : détail d’une ombre miroir le 20 mai 21 h 33), avant de s’enfoncer dans la nuit (photographie 12) et disparaître (Timisoara : détail d’une ombre miroir le 20 mai, 23 h 44). Données dans leurs entrelacements, les ombres-miroirs se font racines éphémères. À la nuit tombante, telles des revenantes, elles émergent dans le présent et l’enserrent tout en douceur.
Cette résurrection provisoire trouve son apothéose dans deux photos en vue aérienne, l’une de jour (Timisoara : Vue aérienne des ombres miroirs le 22 mai 2022 19 h 46) et l’autre de nuit (Timisoara : Vue aérienne des ombres miroirs le 22 mai 2022 21 h 28).
Dans la première image (photographie 4), les ombres-miroirs, tels des dessins à la craie, tissent des liens entre les parties de la canopée disjointes par le béton. Dans une vision écologique, telle que celle défendue par Gilles Bruni (Réseaux, Les balcons de l’Aigoual, 2021), elles pourraient indiquer la voie de la réparation. Le cadrage de la photographie proposant une composition en éventail au sein de laquelle les fragments de miroir constituent un arbre en puissance suggérerait même un futur heureux. Mais est-il question de futur ?
La seconde image (photographie 9) semble indiquer que la vision écologique de Bruni n’est pas celle adoptée par l’artiste. En effet, ici, des lanternes, pointillés clairs, séparent l’installation de la canopée qui l’entoure ; les ombres-miroirs se révèlent sous l’effet des lumières quand les arbres réels restent dans l’obscurité. Avec cette photographie prise de nuit, l’artiste ne végétalise pas les parties bétonnées de la forêt, pas plus qu’elle ne crée du lien entre les différents arbres d’aujourd’hui. Elle met en valeur leurs ombres d’hier.
L’artiste nous dit « N’oublie pas l’hiver », ses œuvres nous rappellent combien cette tâche est délicate. Le passé ne s’aborde que par bribes d’un présent qui change à chaque instant et c’est peut-être seulement la nuit, dans l’absence de témoin, qu’il ressurgit pleinement. Le passé reconstruit par nos consciences n’est qu’illusion et ne peut constituer, en tant que morceaux choisis, de véritables racines. Il a ouvert des conditions de possibilité au présent que les contingences de la vie ont tranchées. Cependant, un passé sélectionné peut-être ravivé, non pas directement mais grâce aux miroirs qui ne sont pas que des faiseurs d’illusions. Dans l’instant aléatoire, ils peuvent rendre le présent beau, surprenant, vivifiant. Ils peuvent, dans la nostalgie d’un passé, comme le suggère l’artiste, aider à penser le futur et donner la force de le construire.