On sait à quel point la collection d’œuvres d’art constituée par son compagnon Pierre Bergé a compté dans l’élaboration du style d’Yves Saint Laurent. Amateur de peinture, il puisait son inspiration dans celles des plus grands artistes, imaginant par exemple la robe Mondrian pour la collection Haute Couture de l’automne-hiver 1965.
C’est sans doute en raison de ce lien intime entre Saint Laurent et les chefs-d’œuvre de notre histoire que le photographe Mario Sorrenti a intégré les vêtements du créateur au sein de compositions imitées de tableaux célèbres lors de la campagne publicitaire qu’il a menée pour la marque en 1998.
Parmi les scènes réinterprétées se trouve Le Déjeuner sur l’herbe, étrange tableau d’Édouard Manet réunissant deux hommes en costume, une femme habillée d’une chemise légère et une autre entièrement nue. Ce tableau, désormais conservé par le musée d’Orsay, fit grand bruit lors de sa première exposition, et sans doute est-ce la raison pour laquelle Mario Sorrenti l’a choisi comme modèle pour incarner le style Saint Laurent.
Présentée au premier Salon des refusés en 1863, l’œuvre fit même scandale. Le critique du Figaro de l’époque rapporte que l’impératrice l’aurait frappée d’un coup d’éventail. Si l’écrivain Émile Zola, défendant son ami, affirmait que la nudité de la femme au premier plan n’était là que pour fournir à l’artiste « l’occasion de peindre un peu de chair », sa présence au milieu de deux hommes habillés n’était manifestement pas du goût de tout le monde !
Mais l’écrivain français était-il lucide en plaçant Manet dans le camp des artistes pour qui le sujet est seulement « un prétexte à peindre » ? Les propos de Manet concernant ses intentions montrent qu’il était conscient de l’accueil qui serait réservé à son tableau. Énoncés lors d’une promenade à Gennevilliers et rapportés par Antonin Proust qui l’accompagnait, ils témoignent d’une volonté de suivre son chemin coûte que coûte : « Il paraît qu’il faut que je fasse un nu. Eh bien, je vais leur en faire un… dans la transparence de l’atmosphère, avec des personnes comme celles que nous voyons là-bas, on va m’éreinter. » N’oublions pas, par ailleurs, que Manet surnommait son tableau « La partie carrée » (partie fine en langage de l’époque).
Zola ne se trompe néanmoins pas totalement en mettant en avant la manière de peindre de Manet car l’aspect formel du travail a largement participé de la réaction négative. Pour dire les choses simplement, les innovations de Manet ont été perçues comme des provocations tout autant que le sujet. À cette époque en effet, les nus triomphaient dans les salons. « La perle et la vague » de Paul Baudry et « La naissance de Vénus » d’Alexandre Cabanel non seulement ne posaient aucun problème mais étaient même particulièrement appréciés.
Peints dans un style académique, ces nus idéalisés n’avaient cependant rien à voir avec celui de Manet. Comme le note Pierre Bourdieu, ce dernier a mis en place un ensemble de techniques (comme la lumière frontale) qui accentue le réalisme du corps et conduit le spectateur à s’interroger sur sa présence au milieu d’hommes habillés. S’il s’agit d’une femme bien réelle et non d’une vestale, pourquoi n’est-elle pas couverte ?
Cependant, si Bourdieu, sociologue de la seconde moitié du XXe siècle, impute les réactions négatives à un excès de réalisme, c’est plutôt l’absence de réalité des personnages peints qui choqua les contemporains de Manet. Nombreux sont ceux qui trouvèrent tout simplement le tableau mal peint. Ce fut le cas du public dont Le Charivari, journal satirique de l’époque, se fit l’écho en relatant l’hilarité suscitée par le tableau.
Mais ce fut également le cas d’artistes majeurs et notamment du chef de file du courant réaliste, Gustave Courbet. Celui-ci incrimina la planéité (liée justement à cette lumière frontale) des personnages, affirmant que la femme nue « ressemblait à une dame de jeu de cartes ». Cette planéité, si novatrice qu’elle donnera lieu à toute la peinture suivante du figuratif Matisse à l’abstrait Kandinsky, fut une source majeure du scandale provoqué par Le Déjeuner sur l’herbe.
Pour la campagne publicitaire « Re-Mastered », Mario Sorrenti ne cherche pas à retranscrire cet effet plat. La composition de la photographie inspirée du tableau de Manet qu’il réalise pour Saint Laurent fait au contraire la part belle au volume. Magnifiés par la lumière, les corps de ses modèles sont même sculpturaux.
Le photographe ne choisit pas de retenir la part de scandale suscitée par la forme mais celle provoquée par le sujet. En effet, dans son image qui réunit seulement deux hommes et une femme, l’ambiguïté quant à la relation qui les unit est aussi grande que dans celle du peintre du XIXe siècle. Et pour cause, ce sont ici les deux hommes qui sont nus et la femme habillée. Dans l’univers de la mode, voici le vrai scandale, et ce d’autant plus que la femme, incarnée par Kate Moss, est vêtue d’un smoking.
Habillée de ce vêtement masculin, signature du style Saint Laurent, elle nous défie du regard comme la muse de Manet.