Dior et Le Déjeuner sur l’herbe

Dior et Le Déjeuner sur l’herbe
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Méprisé par le public lors de sa première exposition en 1863, Le Déjeuner sur l’herbe d’Édouard Manet a été réinterprété par Mario Sorrenti dans la campagne publicitaire qu’il a menée pour Saint Laurent en 1998. Peinture scandaleuse à son époque mais considérée comme un véritable chef-d’œuvre aujourd’hui, elle a aussi fait l’objet d’une reprise par les photographes Inez Van Lamsweerde et Vinoodh Matadin pour la maison Dior en 2013.

Sans doute est-ce un même désir d’associer la marque à la célébrité persistante de ce tableau qui a motivé le choix du couple néerlandais. Néanmoins, leur manière de réinterpréter Le Déjeuner est différente de celle de Sorrenti. Dans cet écart tiennent sans doute leur compréhension divergente de l’œuvre du peintre mais aussi l’identité singulière de Dior.

Le travail du photographe italien, en plaçant une femme vêtue d’un vêtement masculin au milieu de deux hommes nus, suggérait un renversement des rôles genrés, voire une possible porosité entre les sexes. Il adaptait ainsi l’ambiguïté quant à la nature de la relation unissant les personnages de Manet à des enjeux plus contemporains. C’est le parfum de scandale propre à celui qui bouscule les codes sur le plan des mœurs qu’il empruntait au peintre français du XIXe siècle. Ce faisant, il associait la marque à une pensée d’avant-garde.

Cette dimension n’affleure pas dans la campagne print « Secret Garden » de Dior où tous les personnages sont de sexe féminin. Van Lamsweerde et Matadin ont retenu tout autre chose de Manet, et notamment l’étrange jeu de regards qui compose sa scène. Chez le peintre, la femme entretient un contact visuel avec le spectateur, un des deux hommes est absorbé dans ses pensées tandis que l’autre contemple quelque chose situé à l’arrière du tableau. Les trois personnages n’échangent aucun regard et cette absence de communication, soulignée par la présence au centre du tableau d’une main tendue mais ne désignant rien, a suscité de nombreuses questions.

Elle a évidemment participé du questionnement quant à la raison de la réunion de ces trois personnages. Mais plus encore, cette absence manifeste de raison à la scène, propre à ce tableau mais caractéristique des œuvres de Manet en général, a soulevé beaucoup d’interrogations sur son projet en tant qu’artiste.

Alors que la peinture avait acquis ses lettres de noblesse par la narration (il faut se souvenir de la formule d’Horace « ut pictura poesis » – la poésie est comme la peinture – reprise et inversée par les peintres de la Renaissance pour légitimer leur art), celle de Manet ne comporte pas de récit et s’attache même à détruire toute possibilité de récit.

Pour Pierre Bourdieu, Manet privilégie la forme au sujet dans la raison d’être du tableau. L’emplacement et les postures des personnages se justifient seulement par un travail de composition visant à rapprocher certaines formes et certaines couleurs. Selon le sociologue, ce raffinement esthétique effectué au mépris des conventions sociales et de la morale bourgeoise s’incarne dans le regard de la femme se dirigeant vers le spectateur mais l’enrobant de son indifférence. Il associe cette « froideur du regard qui regarde sans s’investir » à un certain dandysme.

On retrouve la légèreté et l’insolence d’une scène injustifiée dans la composition photographique de Van Lamsweerde et Matadin lesquels ont symbolisé l’absence de communication entre les personnages par des voiles masquant les yeux des deux femmes habillées de noir.

Comme dans l’œuvre de Manet, le regard du spectateur est happé par la femme qui lui fait face. Rhabillée, bien que faisant montre de ses jambes blanches, elle est vêtue de rouge et ce mélange de teintes vives et claires prolonge celles roses et orange des sacs situés au tout premier plan. Cette présence d’une blonde parmi des brunes décentre la composition vers la gauche et l’on ne peut s’empêcher de penser que seul le désir de combiner les couleurs et les formes a guidé le couple dans l’élaboration de cette photographie. Comme dans Le Déjeuner, la forme l’emporte sur le récit et une certaine arrogance se dégage de ce choix, ce qui n’est pas sans rappeler le tableau de Manet. De ces femmes en tenue de soirée à moitié allongées dans l’herbe, leur sac négligemment posé à côté d’elles, émane, comme dans l’œuvre du peintre, un parfum de dandysme.