Titre d’une exposition présentée aux Rencontres d’Arles et d’un film documentaire diffusé par Arte, Casa Susanna fut dans l’Amérique d’après-guerre un havre de paix pour un groupe d’hommes de la classe moyenne qui se retrouvaient pour se travestir en femmes. Une histoire étonnante et particulièrement touchante, découverte par hasard, à partir des photographies actuellement exposées à Arles.
C’est une maison isolée dans les Catskills, ce morceau d’Appalaches proche de New York. Au bord d’une petite route forestière, la masure de bois blanc héberge chaque week-end un groupe de femmes qui ont la particularité d’être nées hommes et même de le rester, la plupart du temps. Au quotidien, ils sont d’ailleurs des messieurs « respectables », dans une société états-unienne qui pousse au conformisme, au point de criminaliser tout ce qu’elle catalogue parmi les déviances. Si leur goût clandestin pour le travestissement était découvert, alors les attendraient la mort sociale, les thérapies expérimentales, voire l’internement psychiatrique et son lot d’électrochocs. Il faut dire que nous sommes dans l’Amérique d’après-guerre dont toute l’imagerie publicitaire vante la famille parfaite, l’homme moderne et la femme domestique, tout en confiance et en sourires, un modèle auquel il vaut mieux adhérer.
Justement, ce modèle domestique petit-bourgeois n’est pas exactement rejeté par les habitués de la Casa Susanna. C’est même l’un des points les plus saillants et les plus énigmatiques de leur histoire. Ce groupe d’hommes travestis, loin de suivre les drag queens dans leur féminité exubérante, loin de copier les idoles hyperféminines hollywoodiennes, se vêtent à la manière de leur épouse, leur mère, leur sœur ou leur secrétaire. À l’abri des regards extérieurs, pour des séjours plus ou moins longs dans les Catskills, ils deviennent des femmes banales et tirent leur inspiration des images de magazines féminins grand public. En somme, l’idée des pensionnaires de la Casa Susanna est d’incarner une ménagère, bien plus qu’une Marilyn, même si l’aspect cabaretier n’est pas totalement exclu de leur démarche. Leur travestissement, un processus tout en vêtements et maquillage qui peut prendre des heures, est en effet conçu avec un soin maniaque. Ces hommes naviguent, finalement, entre des références très normées et une féminisation étudiée, tirant très subtilement vers un joyeux « camp ».
Joies, libertés et dissonances
La Casa Susanna se situe donc dans un croisement des modèles et des pratiques, pour ne pas dire des époques. On n’y est pas vraiment saltimbanque, on n’y est plus le mari aux passions secrètes qui emprunte les affaires de son épouse lorsqu’elle s’absente, et pas encore ce que nous appelons aujourd’hui des personnes non-binaires ou trans, mais on y est femme et on répond au prénom féminin que l’on s’est choisi. Certaines habituées ont fini par opter pour une transformation définitive, plus tard, après un cheminement intérieur et même géographique, qui les a menées dans des cliniques de Tijuana ou Casablanca où elles ont abandonné clandestinement leurs attributs mâles. C’est notamment le cas de plusieurs survivantes, qui témoignent de cet épisode à la fois douloureux et libérateur dans le documentaire Casa Susanna, de Sébastien Lifshitz.
De manière complémentaire, le documentaire et l’exposition des Rencontres d’Arles racontent l’histoire de la pension Casa Susanna et de l’établissement qui l’a précédée, très explicitement nommé Chevalier d’Eon. L’endroit, havre de liberté et de joie, naquit de la rencontre entre Maria, perruquière italienne, et Tito, animateur d’une radio hispanique qui devint la fameuse Susanna. S’il est difficile de poser des bornes précises à cette histoire, elle dura environ deux décennies avant que Maria ne chutât lourdement dans les escaliers de la maison. L’accident et ses séquelles précipitèrent la fin de la pension, à une époque où émergeaient de sérieux désaccords entre les membres du groupe sur la nature même de leur activité, alors que se profilait la deuxième vague féministe.
Le hasard d’une découverte
L’exposition arlésienne présente de très belles images, prises dans l’Amérique d’après-guerre, harmonieux portraits de femmes et radieuses photos de vacances aux accents « Americana ». Cependant, quelques détails particuliers se dévoilent à mesure qu’on les examine, jusqu’à ce qu’on réalise qu’elles montrent autre chose que la célébration d’un bon moment.
« Leurs couleurs vives ont pâli », comme dirait Gainsbourg, mais la patine des photographies souligne justement la distance importante qui nous sépare de cette époque. Ce qui saute également aux yeux est le soin porté aux cadrages, aux mises en scène par les pensionnaires, qui se sont en outre aguerris aux techniques de tirage et de développement, pour que leurs pellicules et clichés ne tombent pas entre des mains extérieures. Évidemment, le risque minimal aurait été de ne pas prendre de photo du tout, mais comme l’indique l’exposition arlésienne, ces images participent à une démarche obsessionnelle. L’idée, pour ces hommes, était de garder une trace de leur féminisation, tout en jouant à imiter les magazines féminins qui les fascinaient.
L’exposition offre également d’intéressantes archives, notamment quelques couvertures de Transvestia, le magazine clandestin grâce auquel ce réseau d’amis a pu se constituer. Quant aux nombreuses photos visibles à Arles, elles ne sont pas issues des collections d’une survivante, mais ont été fortuitement découvertes sur un marché aux puces new yorkais, par un couple d’antiquaires intrigués. Le dévoilement de cette histoire, finalement, tient au hasard et à quelques regards attentifs.
Entre contemplation et dénonciation
Les photographies vernaculaires, en particulier les images d’inconnus, sont une passion de Sébastien Lifshitz, qui a déjà présenté une partie de sa propre collection, notamment au centre Pompidou en 2019. Précédemment, aux Rencontres d’Arles 2016, Lifshitz avait exposé Mauvais Genres, un ensemble de photos d’inconnues déguisées en hommes et d’inconnus déguisés en femmes.
Cette fois, Lifshitz, concentré sur le projet filmique, s’est placé en retrait de l’exposition photographique. Celle-ci est conçue par Isabelle Bonnet, qui a déjà collaboré aux précédentes, et par la conservatrice canadienne Sophie Hackett. Si le dispositif qu’elles ont conçu impressionne par ses qualités documentaires, dès l’entrée, un glossaire contemporain sur la transidentité laisse planer comme une étrange sensation d’anachronisme qui ne s’estompe pas vraiment au cours de la visite ni à la lecture de l’ouvrage conçu en support. En outre, d’identité féminine « rétrograde » ou « archétypale » en « vision patriarcale » de la femme, le vocable choisi pour qualifier les travestis étonne par son tranchant, quand Susanna, très nostalgique des années 1950, n’est pas vigoureusement attaquée pour ses déclarations pleines de « clichés patriarcaux, voire franchement machistes ». À la longue, la dissonance devient trop forte entre la mise en valeur de ces splendides travestis aux poses pleines de fantaisie et de gaieté et, d’autre part, un discours critique qui confine au réquisitoire, contre eux et contre leur culture.
La Casa Susanna est, quoi qu’il en soit, un précieux témoignage sur les marges américaines du siècle passé. Elle est une expérience singulière inscrite dans un besoin de travestissement immémorial, dans les riches histoires du corps et du genre, ainsi que dans les combats et les mutations des années 1960, qui résonnent encore de nos jours. Surtout, cette Casa est constituée par des personnalités diverses, traversée par des débats complexes ayant mené à de vrais déchirements. En somme, ce qui rend la petite pension des Catskills si fascinante est qu’elle offre un matériau propre à nourrir nos réflexions, plutôt qu’une simple illustration pour une histoire rectiligne du queer.
Exposition Casa Susanna à l’Espace Van Gogh d’Arles, dans le cadre des Rencontres de la Photographie 2023, jusqu’au 24 septembre.
Isabelle Bonnet et Sophie Hacket, Casa Susanna, l’Histoire du premier réseau transgenre américain, préface de Susan Stryker, éditions Textuel (2023).
Casa Susanna, film de Sébastien Lifshitz (2022), disponible sur Arte.tv jusqu’au 12 octobre.