Qu’y aura-t-il après le Cinéma?

Qu’y aura-t-il après le Cinéma?
Projet "pensées avec IA" d'Eduardo González : "une promenade aux confins de l'espace-temps"
Marché  -   Perspective

L’usage d’outils employant l’Intelligence Artificielle (IA) a décollé dès leur lancement¹ et leur impact se fait sentir dans de nombreux domaines, de la gestion financière aux cabinets de psychologues en passant par les studios artistiques. La génération d’images à l’aide de l’IA a aussi, en très peu de temps, atteint un niveau presque parfait de photoréalisme, et certaines images artificielles ont déjà fait l’objet d’une diffusion virale dans le monde entier.

Les modèles informatiques d’IA ne sont pas créatifs mais dérivatifs, ce qui signifie qu’ils utilisent des éléments existants et des styles provenant de nombreuses œuvres d’art –parfois sans le consentement de leur créateur– pour créer des résultats nouveaux et originaux. Ce procédé est à l’origine de nombreuses réactions négatives et a minima de débats concernant les droits d’auteur, la désinformation et les implications éthiques des outils d’intelligence artificielle dans le processus créatif.

Par exemple, le 14 avril dernier, l’utilisateur de TikTok ghostwriter977 publie « Heart on My Sleeve », une chanson imitant grâce à l’IA les voix des chanteurs Drake et The Weekend sans qu’aucun de ces deux artistes ne soit impliqué dans le processus. Trois jours plus tard, alors que la chanson de 2min14s avait déjà été écoutée plus de 20 millions de fois, leur société de production, Universal Music Group, dénonçant une violation du droit d’auteur, demande le retrait du morceau et, de façon plus générale, exige des plateformes de streaming le non-accès de leurs compositions aux entreprises spécialisées en IA². Adoptant une position opposée, le gouvernement japonais a récemment réaffirmé qu’il ne ferait pas appliquer de droits d’auteur sur les œuvres utilisées pour développer des modèles d’IA³ et le chanteur britannique Paul McCartney vient d’annoncer⁴ que « la dernière chanson des Beatles » sera achevée grâce à l’IA et sortira en 2023. Le recours à ces outils et leur développement ne cesseront donc d’augmenter et, même si les sociétés discographiques et les studios sont pour le moment hostiles envers l’IA, il est probable qu’ils finiront par y souscrire aussitôt qu’ils en tireront des bénéfices.

L’amélioration constante des modèles d’IA tendant vers un réalisme quasi-parfait dans les arts visuels laisse penser que nous serons bientôt en mesure de générer des films indiscernables de ceux captant la réalité. Peut-être des artistes et des acteurs décédés reviendront-ils « à la vie » pour créer ou interpréter de nouvelles pièces et films avec des artistes contemporains. Verrons-nous un jour un concert du rappeur Bad Bunny accompagné du rockeur Freddie Mercury?

 

L’auteur de l’article a demandé à un modèle d’IA de générer une scène de Frida Kahlo regardant son smartphone.

 

Cependant, même s’il semble que nous nous trouvions à la veille d’une nouvelle époque de création liée à l’apparition d’un nouveau média en contradiction avec les pratiques contemporaines des artistes et au concept d’auteur, ce n’est pas la première fois que la technologie bouleverse le monde des arts. Au milieu du XIXe siècle, la naissance et le développement de la photographie ont eux aussi entraîné de grands changements et de nombreuses polémiques.

À cette époque, les artistes qui travaillaient sur des portraits de personnes ou des vedutas (peintures hyperréalistes de villes, souvent des souvenirs pour les touristes) se sont sentis menacés puisque la photographie pouvait capturer la réalité instantanément et plus précisément qu’eux. Les métiers qu’ils pratiquaient depuis des siècles pouvaient maintenant être exercés par toute personne équipée d’un appareil photo. Des questions liées aux droits d’auteur, auxquelles se sont rajoutées celles concernant la protection de la vie privée, se sont posées : si des personnes pouvaient photographier d’autres personnes sans leur consentement, qui était propriétaire de la photographie ? Le photographe ou le photographié ?

 

« S’il est permis à la photographie de suppléer l’art dans quelques-unes de ses fonctions, elle l’aura bientôt supplanté ou corrompu tout à fait, grâce à l’alliance naturelle quelle trouvera dans la sottise de la multitude. »

– Charles Baudelaire, Salon de 1859

 

Mais, au-delà de ces débats et de ceux sur la dégradation de l’impact singulier des œuvres d’art à travers des photographies mille fois reproduites, la diffusion massive des productions artistiques a également permis à la peinture de dépasser la simple représentation.

Jusqu’alors, on jugeait généralement les peintres et leur art en fonction de leur capacité à représenter fidèlement la réalité. Lorsque la photographie a été adoptée et acceptée comme une nouvelle forme d’art, elle a soudainement fait disparaître toutes ces exigences. Les artistes devenaient libres d’explorer et de poursuivre leurs propres recherches, passions et idées sans avoir à se préoccuper de la précision visuelle. Des mouvements modernistes comme l’impressionnisme, le cubisme, le surréalisme et l’art abstrait ont surgi, et la peinture a connu une de ses plus grandes révolutions, aussi bien visuelle que philosophique.

 

 

La photographie a continué à évoluer et a permis de donner naissance à une expression artistique plus puissante encore, le cinéma. Même si les ressources d’IA n’en sont qu’à leurs premiers pas et limitées à la génération d’images, les modèles sous-jacents actuels montrent déjà une compréhension impressionnante du langage cinématographique et l’arrivée de modèles de conversion de texte directement en vidéo est imminente⁶. Très prochainement, n’importe qui pourra réaliser des films photo-réalistes en rédigeant un scénario et en décrivant sa réalisation à l’aide d’un langage courant. Chaque utilisateur pourra préciser le type de caméras, lentilles et cadrages qu’il souhaite, et les modèles d’IA créeront des décors, dialogues, accessoires et acteurs photo-réalistes correspondants. Cette nouvelle avancée pourrait remettre en question le cinéma de la même façon que la photographie l’a fait avec les arts plastiques.

 

 

L’auteur de l’article a demandé à un modèle d’IA de générer une scène de « Beethoven dirigeant un orchestre sur Mars » en Super 8, 16mm, 35mm et en format numérique ».

 

Sans nécessiter de lieux de tournage, de personnel, de main-d’œuvre pour construire des décors ni d’équipements techniques, le coût de production des films diminuera considérablement, démocratisant le système de studio hollywoodien et permettant à de nouvelles voix de s’exprimer. Les images de ces films ne seront peut-être pas humaines ni en prise directe avec la réalité mais les idées qu’elles véhiculeront le seront certainement. Leur résonance dans les esprits et leur intégration à la culture, ainsi que leur impact durable, dépendront alors principalement de la créativité humaine qui animera les idées et les histoires explorées.

Le cinéma traditionnel existera certainement toujours mais, à mesure que les progrès dans la génération d’images et de vidéos par l’IA se poursuivront, nous pouvons parier qu’une nouvelle façon de faire du cinéma émergera parallèlement. Pour la première fois, les films et le texte deviendront une seule et même chose : n’importe qui pourra lire, écrire ou regarder un film et chaque image sera générée et non plus filmée.

En brisant et en dépassant de nombreuses caractéristiques du cinéma traditionnel, et notamment en se détachant de la caméra, une nouvelle forme de cinéma émergera. Nées d’une combinaison de détails et de spécifications techniques, les images artificielles de ce nouveau cinéma ouvriront de d’autres perspectives au sein d’un domaine qui était auparavant limité par les coûts de production cinématographique.

Tout comme les mouvements modernistes ont créé des nouveaux styles visuels en supprimant l’influence de la réalité physique dans la peinture il y a un siècle, ce cinéma synthétique inventera très certainement de nouvelles formes visuelles. Les films ne seront pas meilleurs ni pires, juste différents.

¹ Chat GPT Achieved One Million Users in Record Time (Digital Information World, Janvier 2023)

² AI Drake and Weeknd song causes music industry alarm (The Telegraph, Avril 2023)

³ Japan Goes All In: Copyright Doesn’t Apply To AI Training (Technomancers, Mai 2023)

Sir Paul McCartney says AI has enabled a ‘final’ Beatles song (BBC News, Juin 2023)

Curiosités esthétiques (Charles Baudelaire, 1868)

Runaway Gen-2 (Mars 2023)