Représenté par la galerie Taménaga, Chen Jiang-Hong est un artiste franco-chinois vivant à Paris. Durant trois entretiens, Orianne Castel l’interroge sur sa pratique.
Orianne Castel : Pour clore cette série d’entretiens je souhaiterais aborder deux œuvres en particulier. La première est une encre et acrylique sur toile de 2018. Pouvez-vous nous la décrire et nous expliquer quelles étaient vos intentions lorsque vous l’avez réalisée ?
Chen Jiang-Hong : C’est une œuvre très personnelle. Après la disparition de mes parents, je voulais faire un grand tableau en leur hommage. J’avais envie d’exprimer l’éternité des choses. C’est pourquoi il y a tous ces nuages et ce noir en fond car le ciel représente la mère et la terre, le père. Voilà ce qui me guidait en termes d’idées. Au lieu d’écrire quatre chapitres dans un livre dédié à mes parents, j’ai peint une grande fresque composée de quatre tableaux. Je l’ai fait en pensant à eux parce que j’étais triste.
En termes de traitement, j’ai utilisé pour la première fois une toile synthétique et j’ai peint à l’encre, c’est-à-dire avec de l’eau, alors qu’habituellement je peins à l’huile. Pour cette toile, j’ai mélangé l’encre avec de l’acrylique – ce qui était également nouveau. J’avais commencé par de l’encre seule mais le résultat manquait de matière, c’est-à-dire de présence physique. Je voulais une épaisseur du noir et je l’ai trouvée par ce traitement. Je voulais avoir de la texture comme il peut y en avoir chez Pierre Soulages par exemple.
O.C : Vous m’aviez également dit que cette grande fresque évoquait pour vous le mur de votre chambre lorsque vous étiez enfant. Pouvez-vous nous en dire plus ?
C.J-H : En effet, lorsque j’étais enfant, je vivais dans un appartement tout petit avec mes parents et mes grands-parents. Je n’avais pas ma propre chambre, je dormais avec mes grands-parents. Il y avait un mur qui n’avait pas été peint durant des années et qui de ce fait comportait énormément de traces. Je le regardais et j’imaginais des paysages dans lesquels se promenaient des animaux et de petites silhouettes.
À l’époque, c’était le communisme de la révolution culturelle et il y avait très peu d’images. Dans ma famille, il n’y en avait qu’une et j’ai à ce propos une histoire très drôle. Il s’agissait d’un grand portrait de Mao Zedong marchant, un parapluie à la main. Derrière lui, il y avait un paysage : des nuages, des montagnes et toutes sortes de jolies choses. Et, au lieu de le regarder, lui, je regardais derrière. Bien des années plus tard, dans un musée en Allemagne, j’ai vu ce fameux tableau de Caspar David Friedrich intitulé Le Voyageur contemplant une mer de nuages. À cet instant, je me suis rendu compte que c’était ce que je recherchais depuis des années. Cette envie de beauté était déjà en moi mais ne s’était jamais exprimée. Je n’avais pas encore fait cette découverte alors que mon désir de beauté était présent depuis l’enfance, depuis le temps où je regardais le portrait de Mao. J’en ai enfin pris conscience en voyant le tableau de Friedrich. J’avais attendu 30 ans ! Cette sensibilité était déjà là car, même dans un tableau de propagande, j’avais su trouver quelque chose de beau. Certes, j’avais dû regarder derrière le sujet, mais je l’avais trouvé. De même, à partir de ce mur sale de ma chambre d’enfant, j’avais pu imaginer de très beaux paysages. C’était déjà là. Malgré toutes les difficultés matérielles, la politique, etc., l’âme était déjà désignée. Le ciel l’avait déjà désignée. Dans le vocabulaire courant, nous parlons de « talent » ou de « don » mais, selon moi, c’est au-delà car c’est une responsabilité. Cette sensibilité au beau, ineffaçable, recouvre pour moi quelque chose de plus puissant que ces mots car elle m’a donné le courage et la force d’affronter tout ce que j’ai vécu, et je sais qu’elle le fera aussi pour les épreuves que je traverserai après. La vie n’est pas simple mais le ciel m’accompagne et je l’en remercie tous les matins. Il ne s’agit pas de Dieu mais du ciel. En Chine, nous parlons beaucoup du ciel et c’est une chose que j’ai envie de cultiver. Je veux être connecté avec cette tradition spirituelle et être un peintre qui met l’esprit dans ses œuvres. La vie n’est pas laïque. Quand on fait quelque chose il faut y croire, car si on croit on peut voir, et si on arrive à voir on peut savoir. Dans la langue française, qui est extraordinaire, tous ces éléments sont connectés.
O.C : La seconde œuvre dont j’aimerais parler avec vous est une huile sur toile effectuée en 2015. C’est une toile plus petite : elle mesure 114 x 146 cm. En quels termes la décririez-vous ? Qu’avez-vous cherché à peindre ?
C.J-H : Pour moi, ce tableau représente le début de ma transition entre le figuratif et l’abstraction. Techniquement, dans le traitement, il incarne aussi le début d’un travail à l’huile et en couleur qui visait à retrouver le même esprit que celui qui transparaît avec l’encre noire. C’est aussi la raison pour laquelle, bien que tendant vers l’abstraction, j’ai fait beaucoup de paysages à cette époque. Je cherchais à garder ce rapport sensible propre aux paysages exécutés à l’encre en Chine. Je suis attaché à cette sensibilité. C’est la raison pour laquelle j’aime aussi beaucoup le romantisme occidental. William Turner, par exemple, est un peintre que j’admire énormément.
O.C : Vous évoquez Turner. Personnellement, lorsque je regarde cette toile, j’y vois un phénomène d’ébullition qui pourrait être celui d’un volcan mais qui pourrait aussi être celui que je ressentirais si je me trouvais face à un volcan. Quel est votre rapport au sublime ? Est-ce que vous cherchez à saisir les sensations que l’humain peut éprouver face aux débordements de la nature ?
C.J-H : Oui, j’aime beaucoup les grandes vagues, les torrents puissants, les hautes montagnes. Tous ces grands phénomènes visuels représentent la nature et, quand je leur fais face, elle rentre en moi. Alberto Giacometti a énoncé une idée que j’aime beaucoup ; il a dit : « Quand je peins un visage, je peins des montagnes ». Et c’est vrai que tous les hommes qu’il a sculptés sont avant tout de la pierre. Mon travail correspond à la formule inverse ; moi je dirais : « Quand je peins des montagnes, je peins une personne ». Mais, au fond, peu importe l’ordre, l’important c’est la connexion entre les deux. La frontière est très fine et il suffit d’un rien pour la faire disparaître ; mais en même temps il y a des gens qui sont partis sans jamais l’avoir pénétrée – ils n’ont jamais vécu. Giacometti est à ma connaissance le seul artiste qui a réussi à articuler ce genre de chose. Il a su exprimer ce que je cherchais à comprendre.
Pour en revenir à ce tableau, il est à la fois très construit et très explosif. Je suis quelqu’un de très précis et d’extrêmement exigeant et je pense qu’il faut maîtriser l’équilibre dans un tableau. Même Antoni Tàpies, que j’aime beaucoup, malgré ses gestes complètement fous, gardait toujours le contrôle de sa composition. Mais je suis aussi quelqu’un d’hypersensible. Ce n’est pas un défaut. Je suis juste comme ça et c’est d’ailleurs le cas de nombreuses personnes mais le fait est que l’émotion est très présente dans mon travail. Dans ce tableau, il y a la manifestation d’une explosion que je n’avais pas anticipée. Je crois que, lorsque je travaille les images, quelque chose en moi explose.
O.C : Par rapport à cette question du sublime, quels artistes vous ont influencé ? Vous parliez de William Turner ; avez-vous aussi regardé la tradition américaine : Mark Rothko, Barnett Newman, etc. ?
C.J-H : Je regarde tout. J’aime beaucoup Francis Bacon, Jean Cocteau. J’adore le peintre français Jean Rustin. Son œuvre est rude mais ses tableaux sont beaux. Je n’emploie pas le terme de beauté dans son sens populaire. Quand je dis qu’une toile est belle, je ne veux pas dire qu’elle est jolie mais qu’elle me semble le résultat d’une démarche vraie, honnête. Le mensonge n’est pas beau mais on ne peut pas mentir dans un tableau. Le sublime correspond à une âme qui illumine et rayonne parce qu’elle est dépassée. Le sublime est quelque chose hors de nous, que nous sommes incapables de gérer. La sublimité est mystérieuse. Il faudrait rechercher l’étymologie du terme dans la langue latine. De prime abord, le mot commence par le préfixe « su », comme pour signifier que la notion renvoie à l’au-delà. Le sublime dépasse l’humain.