Entretien avec Chen Jiang-Hong #2

Entretien avec Chen Jiang-Hong  #2
Chen Jiang-Hong, Sans titre, 2020. Huile sur toile 160 x 200 cm.
Personnalités  -   Artistes

Représenté par la galerie Taménaga, Chen Jiang-Hong est un artiste franco-chinois vivant à Paris. Durant trois entretiens, Orianne Castel l’interroge sur sa pratique.

 

Orianne Castel : J’aimerais, pour ce deuxième entretien, aborder des questions plus techniques et je voudrais commencer par vous interroger sur la forme de vos supports. J’ai rencontré la semaine dernière l’artiste Li Xin dont certaines œuvres sont inspirées de l’apparence des paravents, je me suis demandé si la forme de vos tableaux horizontaux constitués de plusieurs panneaux verticaux trouvait également sa source dans cet objet typiquement asiatique ?

Chen Jiang-Hong : Non, il s’agit de raisons pratiques. Fabriquer de grandes surfaces coûte une fortune et elles sont impossibles à transporter. Toutefois, j’aime bien travailler à l’horizontale. Mais j’aime aussi beaucoup, sans pouvoir l’expliquer, les formats carrés. La peinture traditionnelle chinoise est toujours présente dans mon esprit mais son influence est souvent indirecte. Ce sont des souvenirs qui reviennent : des techniques apprises, des tableaux vus, etc. Les artistes occidentaux, contemporains et anciens, m’inspirent aussi beaucoup. Ce que nous avons appris, nos professeurs l’ont appris avant et ils nous l’ont transmis. Maintenant, c’est à nous d’exploiter, avec la peinture, ce savoir du monde.

O.C : Vous travaillez plutôt sur de grands formats, parfois très grands, est-ce important pour vous ?

C.J-H : Oui, je travaille principalement sur de grands formats car j’ai besoin de m’exprimer dans cette dimension et cet espace. J’avais même fait un tableau de plus de six mètres de long mais ce n’est pas parce que le format est grand que c’est difficile. Parfois, c’est aussi difficile de réaliser un tableau miniature. Mentalement, quel que soit le format, je me sens prêt. Après toutes ces années de travail, de préparation, d’apprentissage, je suis prêt pour affronter l’espace. La peinture est déjà en moi alors la question ne se situe pas tellement dans le format. Plutôt qu’avec le support, j’entre dans une confrontation entre moi et moi, d’homme à l’homme. J’essaie de monter un peu plus haut, pas en termes de qualité, mais dans le sens sacré.

O.C : Mais un grand tableau ne produit pas le même effet qu’un petit sur le spectateur, qu’en pensez-vous ?

C.J-H : C’est encore personnel mais je ne pense pas tellement à la réception des autres. Je crois que, quand on arrive à exprimer des choses justes par rapport à notre existence, cela touche tout le monde car la douleur, la souffrance ou la joie sont des expériences partagées. Un peintre peint avec sa sensibilité et ses capacités mais il le fait avec générosité et sans calcul. Je fais beaucoup de spectacles, et dans ce cadre-là, je communique avec les spectateurs. Quand je monte sur scène, j’emmène 1 500 spectateurs et nous participons ensemble à un voyage mais quand je fais un tableau, c’est quelque chose d’extrêmement égoïste et privé. C’est très intime. Ce n’est pas que je ne peins pour personne mais personne ne va mourir à ma place, donc je vis ma vie, je vis mes peintures et je peins. Je ne peins pas pour être aimé par les autres ou pour qu’ils entrent en communion avec mes tableaux. Même si je suis extrêmement ému quand quelqu’un me dit qu’il est touché par mes peintures ce que je cherche relève d’un autre niveau. Je ne suis pas croyant, j’ai été amené à être athée depuis ma naissance, mais en même temps, je crois. Je ne crois pas au nom propre d’un Dieu mais je crois qu’il y a quelque chose qui est au-delà de nous et qui est plus fort que tout. C’est un grand Dieu de tous les dieux pourrait-on dire. Le fameux peintre allemand du romantisme Caspar David Friedrich disait « Dieu est grand, je suis tout petit ». C’est exactement en ce sens que j’entends cette entité. Je n’aime pas le terme de « création ». « Artiste » est déjà un grand mot. Il ne s’agit pas de « création » car on ne crée rien. Tout est déjà là mais beaucoup des secrets du monde sont encore à découvrir. Nous, les artistes, cherchons tous les jours comme le font les scientifiques. Qu’est-ce que le monde ? Pourquoi est-ce que je ne vous connaissais pas il y a une heure ? Et pourquoi nous rencontrons-nous ? Ces choses-là m’intéressent beaucoup. C’est en cela que consiste la peinture. Nous sommes là modestement pour représenter ce mystère. Les romanciers, les écrivains, les philosophes, les musiciens et les peintres, nous faisons tous la même chose. Nous entrons dans la vie et nous essayons d’arriver à exister. Il ne s’agit même pas de comprendre. Le bien-être, c’est déjà très luxueux. Quelqu’un dont je ne me souviens plus du nom a une fois répondu à la question : « quel sera votre principal regret lorsque vous serez mort ? » par « Je n’entendrai plus Mozart ».

O.C : Je poursuis sur votre usage des matériaux. Vous utilisez parfois de l’encre parfois de l’huile mais que vous devez diluer beaucoup parce que votre peinture est très liquide d’aspect. On pourrait dire que vos peintures à l’huile ressemblent à des encres, pourriez-vous nous en dire plus ?

C.J-H : Oui. Cela vient de la peinture chinoise. C’est lié à ma formation. J’avais déjà expérimenté l’huile en Chine mais j’y avais surtout travaillé à l’encre. Les variations de l’encre sur le papier présentes dans la calligraphie sont extrêmement belles. Comme le défend la philosophie taoïste il faut avoir de la force dans la souplesse et avoir de la souplesse dans la force. De plus, il faut que ce soit harmonieux et équilibré. La structure fondamentale de l’écriture est très complexe. Les gestes demandent beaucoup de précision. C’est tout ce traitement que je trouve beau. J’ai été formé à cela et cette forme d’expression me correspond intimement. Il ne s’agit pas seulement de faire un tableau qui puisse être regardé, il faut qu’il puisse être lu. Il faut qu’on puisse entrer dedans afin que les choses peintes se connectent à notre imagination. À ce moment-là, les formes vont nous renseigner, comme des mots. Quand j’écris, c’est la même chose que lorsque je peins et inversement. J’ai toujours dit : « je peins avec mes mots et j’écris avec mes peintures », ce sont deux choses complémentaires. J’ai parfois travaillé avec de l’huile très opaque mais j’aime la transparence et la nuance. L’encre porte une résonance qui me plaît, comme celle de la poésie et l’écriture et c’est ce que j’essaie d’évoquer et d’exprimer avec la peinture à l’huile diluée. J’ai commencé à peindre sur toile quand je suis arrivé à Paris. Les papiers que je trouvais me semblaient un peu faibles. Ils manquaient de confrontation. Plus tard, j’ai utilisé des toiles qui avaient plus d’épaisseur, c’était lié à la vie occidentale que je m’appropriais. La vie parisienne m’a énormément instruit dans le domaine de l’art. J’ai passé vingt-quatre ans en Chine mais tout de même trente-cinq ans en France. C’est beaucoup. Je fais des allers-retours entre ces deux cultures. Beaucoup de peintres occidentaux sont inspirés par l’art asiatique mais de nombreux Asiatiques sont inspirés par l’art occidental. Les cultures appartiennent à qui le veut et c’est d’autant plus vrai aujourd’hui, il y a de moins en moins de frontières. Je n’aime pas du tout me catégoriser comme peintre chinois même si, bien sûr, il y a la peinture chinoise derrière mon art, à différents niveaux. J’ai l’impression de parler une troisième langue. Je ne suis ni chinois, ni français, je parle une troisième langue qui n’a pas de nom.

 

Chen Jiang-Hong, Sans titre, 2022.
Huile sur toile 195 x 130 cm.

 

O.C : Oui, pour en revenir à la technique, vous utilisez beaucoup le trait, ce qui peut, en effet, évoquer la calligraphie mais certains de vos tracés très expressifs peuvent aussi convoquer des influences plus occidentales, notamment l’action painting. J’ai lu récemment un texte de Yolaine Escande qui disait qu’en dépit de l’influence de la première sur les seconds, la philosophie sous-jacente à la calligraphie n’avait rien à voir avec le désir d’affirmation présent dans l’expressionnisme abstrait, que pensez-vous de cette tension entre les deux traditions ?

C.J-H : Oui, c’est vrai. L’art dans la culture occidentale est très cartésien mais c’est surtout une histoire de confrontation. Il y a une volonté de comprendre et d’affirmer que j’existe, que je veux et que je domine. Pour ma part, tout cela, je l’ai appris. Je suis un fanatique de Nietzsche et de Schopenhauer depuis des années. Mais parallèlement à ce désir de confrontation que j’ai intégré, j’ai l’apprentissage de l’Orient dans lequel il existe, au-delà de l’individu, une force invisible. Il y a une fameuse phrase qui dit : « Quand on marche vers le bord d’une falaise, si on recule de trois pas, le monde est derrière nous, si on avance de trois pas, on tombe ». Dans la culture occidentale, à force de vouloir tout voir et tout comprendre, on tombe (ou on casse). La culture orientale apprend à cultiver l’humilité pour vivre en harmonie avec l’univers et ne pas le détruire. Après, ne vous y trompez pas, le désir de maîtrise de l’homme occidental est aussi ce qui le pousse, en cas de maladie, à ouvrir le corps, à enlever l’organe défaillant, à le remplacer, à recoudre, etc.… Les choses ne se passent jamais ainsi dans la médecine chinoise où l’on traite le patient de façon indirecte. Mais moi évidemment, je suis pour la chimie et les opérations. Je suis toujours en équilibre entre les deux conceptions du monde. Si j’étais resté vivre en Chine, je n’aurais pas travaillé comme je le fais aujourd’hui mais je suis attaché à certains aspects de la culture chinoise. Je suis sensible à la subtilité, au raffinement, en un mot : à la beauté. Il faut aimer la nature. La mer profonde est belle ; un bouquet de fleurs est joli et son odeur également. Il faut qu’un peintre développe ses sens. Il faut que sa peinture soit lumineuse, ou au moins qu’elle comporte une part de lumière, qu’elle provoque du plaisir et de la joie. Quand j’évoque la joie, je ne parle pas de celle qu’on expérimente dans la vie courante. Je la conçois comme une façon d’aller plus haut, comme un chemin nous menant vers un sommet – Nietzsche parle très bien de cela. Pour moi, c’est en cela que consiste la peinture. Plus on monte, plus il fait froid et moins il y a de monde. Mais, en même temps, on essaye de faire monter tout le monde avec nous, tel un pèlerinage.

O.C : Je continue avec la présence du geste dans vos tableaux. Le philosophe Hubert Damisch dit que le trait est spatial mais qu’il est également temporel. Je le cite dans le texte : « Si le trait suggère quelque chose, s’il le donne à voir, c’est d’abord cela : la vibration du temps qui est celui de l’inscription, le diagramme de sa propre progression, de son engendrement ». La question du temps vous importe-t-elle ?

C.J-H : Le temps est très important. Damisch l’a très bien dit. Ce geste-là représente le temps et ce temps est sacré car comment gérer et vivre un geste qui ne dure pas plus de trois secondes. Tracer un trait, c’est comme caresser un corps. Il faut que ce soit précis, juste, délicat et fort. Il faut être convaincant car à travers le corps c’est l’âme qu’il s’agit de caresser. C’est un geste qui demande beaucoup de la croyance. Ça met en jeu quelque chose de beau et de sublime qui vient de l’esprit, quelque chose qui est au-delà de nous, qui est transcendant. Il n’est même pas question de liberté. Il faut parvenir à sublimer les choses. Dans ce court instant du tracé, tout va s’unir, créer une concordance. Le tracé naît puis meurt, comme un spectacle. L’instant ne revient pas. Mais, heureusement, la peinture en garde l’empreinte. Nous les peintres, nous sommes très chanceux car nous laissons des traces.

O.C : Je voudrais maintenant aborder avec vous la question de la couleur. Vous travaillez avec des couleurs assez sombres mais dont émerge la plupart du temps une certaine luminosité. Pourquoi ce désir de faire sourdre la lumière de la peinture, pourquoi faire venir la lumière de derrière la peinture et non pas par exemple l’ajouter à la fin avec des petites touches de blanc ? Qu’est-ce que symboliquement ça signifie pour vous que la lumière vienne de derrière ?

C.J-H : J’aime bien les fleurs dans le brouillard et la lune dans l’ombre. C’est de la poésie chinoise, j’aime bien cela. J’aime beaucoup travailler sur la transparence. C’est pourquoi je travaille avec de nombreuses couches que j’applique successivement les unes par-dessus les autres pour essayer de créer ce voile à découvrir. Il y a un enjeu de discrétion, comme dans la vie. C’est une attitude très profonde comme la façon de s’habiller, de parler, de vivre s’inscrit dans la personne. J’ai besoin de travailler dans la subtilité. Imaginez une femme avec des dentelles noires à broderie. Si vous enlevez tout, vous lui ôtez tout mystère. Et puis, la source d’inspiration de tout ce que je peins est la nature. Sans observer la lumière, je ne peux pas peindre et sans la lumière on ne peut pas voir mon œuvre. La lumière est essentielle et elle se distingue des couleurs.

L’entretien précédent est à retrouver ICI

L’entretien suivant est à retrouver