Représenté par la galerie Taménaga, Chen Jiang-Hong est un artiste franco-chinois vivant à Paris. Durant trois entretiens, Orianne Castel l’interroge sur sa pratique.
Orianne Castel : Vous travaillez en tant qu’artiste à une époque où l’art s’est ouvert à de nombreux médiums (vidéo, installation, performance) mais vous avez choisi de vous exprimer par la peinture, qu’est-ce que représente ce médium pour vous ?
Chen Jiang-Hong : J’aime bien toutes les formes d’expression ; l’art contemporain m’intéresse beaucoup. Je regarde des choses très variées. J’ai découvert récemment un artiste turco-américain qui fait des œuvres digitales extraordinaires. Ses tableaux bougent et ça me fascine mais je suis d’une plus vieille école. Pour le dessin, tous mes amis sont passés au digital. Moi je privilégie le travail à la main. Cependant, je ne suis pas pour autant conservateur. J’ai étudié pendant des années et des années. Je conserve la main, parce que pour moi c’est très important. C’est lié à mon apprentissage personnel durant des années. J’aime travailler avec ma main, avec mon corps, conserver ce savoir-faire, cette maîtrise du geste qu’on retrouve par exemple dans la calligraphie. C’est ce que je sais faire et c’est aussi plus intime, ce qui compte pour moi. Mais ça ne veut pas dire que je juge négativement les autres formes d’expression ou qu’elles ne m’intéressent pas, au contraire. En peinture, j’aime moi aussi expérimenter des choses. Je teste différentes techniques, différentes matières, différents matériaux. Je peins avec des produits chimiques. J’utilise du métal, du miroir, du verre, du carton. Personne ne peint plus à la manière de Delacroix aujourd’hui.
O.C : Oui, vous œuvrez d’ailleurs dans le registre de l’abstraction qui est un mouvement pictural relativement récent. Pourquoi ce choix de l’art abstrait ?
C.J-H : En fait en Chine, pays d’où je viens, la peinture traditionnelle est déjà très abstraite. Dans la calligraphie chinoise que j’évoquais à l’instant l’ensemble des traits peut renvoyer à de l’art abstrait. Contrairement à la peinture occidentale, la peinture chinoise a très tôt été dans des formes d’abstractions. En Occident, on est passé par une période de représentation alors que, dans la peinture chinoise, on n’a jamais vraiment « représenté » ce qu’on voyait. Il ne s’est jamais agi de la représentation d’un objet, d’un animal, d’une feuille, d’une plante ou d’une montagne mais toujours d’une expression personnelle. Les peintres chinois anciens utilisaient des motifs pour exprimer un mouvement de l’esprit. Sans être prétentieux, je dessine très bien. Je peux faire des portraits hyperréalistes mais j’ai besoin d’exprimer des choses essentielles et de plus en plus des certitudes. Pour cette raison, entrer dans l’abstraction est une démarche tout à fait naturelle pour moi. En revanche, j’ai besoin de maturité car il faut de l’expérience pour exprimer en trois traits, l’essence des objets, des personnes, des situations. Il faut prendre son temps pour arriver à voir et à exprimer des choses essentielles, pour comprendre comment on en est arrivé là : Qu’est-ce que le monde ? Qu’est-ce que la vie ? Qu’est-ce que l’univers ? Qu’est-ce que la mort ? Etc. Il faut beaucoup d’expérience pour le comprendre.
O.C : Cependant, en parallèle de vos peintures vous illustrez des livres par des dessins qui eux sont figuratifs.
C.J-H : Oui. Ce sont des dessins très précis. D’ailleurs, si demain j’en viens à faire du figuratif en peinture également ça ne me perturbera pas. Ce n’est pas parce que c’est abstrait que c’est moderne.
O.C : J’insiste sur cette activité parce que vous illustrez des récits qui vous tiennent à cœur, des textes que vous avez quelquefois écrits vous-même à partir d’expériences personnelles. Ce n’est pas un travail simplement alimentaire, n’est-ce pas ?
C.J-H : Oui. Pour moi, il y a une chose essentielle dans l’existence : c’est la transmission. Je n’ai pas le temps de donner des cours mais ça me semble très important de faire connaître l’histoire alors je transmets la mienne, celle de mon pays d’origine, par ce biais. J’ai commencé à faire des livres dans ce but mais cette activité a apporté beaucoup à ma peinture également. C’est très personnel mais je pense qu’il est nécessaire de passer par une période figurative. Cette période d’apprentissage consiste à laisser petit à petit le dessin et la peinture rentrer en soi, dans son corps. Comme je dis souvent, « je suis la peinture ». C’est très important d’arriver dans un premier temps à observer le monde, à entrer en contact avec ce que l’on voit jusqu’à le sentir au fond de soi. Après seulement, on peut arriver à exprimer nos réflexions personnelles. Quand je fais des grandes toiles, de très grandes même, une impression générale se dégage mais on peut toujours également en faire une lecture plus profonde. Tout abstraites soient-elles, mes peintures sont composées de détails précis organisés selon une structure solide. Ce regard perçant, celui qui traverse l’objet pour en saisir l’essence, s’exerce particulièrement bien dans le dessin figuratif. L’exemple typique est Cézanne : l’initiateur de la révolution de la peinture occidentale.
O.C : Les livres figuratifs que vous avez écrits et illustrés sont destinés à des enfants. Est-ce que vous diriez que vos toiles abstraites nécessitent une expérience plus longue de la vie pour être, comprises n’est sans doute pas le mot, mais disons, appréciées ?
C.J-H : Absolument. Je ne suis pas du tout d’accord pour dire que l’art est fait pour tout le monde. Les arts sont extrêmement élitistes. Ce n’est pas parce qu’on lit beaucoup de livres qu’on est un bon lecteur. Et, de la même façon, ce n’est pas parce que tout le monde va au musée regarder des tableaux que la population a pour autant une grande culture picturale. On a besoin d’éducation, d’apprentissage, d’effort pour arriver à comprendre la peinture et les autres disciplines artistiques. La culture n’est pas chose facile. Par ailleurs l’art est une chose rare. En Chine on dit que c’est « la neige au printemps ». « Combien y a-t-il de Mozart ? » serait une autre façon d’exprimer cette idée. Le caractère sacré de l’art réside dans sa rareté et dans le fait qu’il n’est pas à la portée de tous. Je ne parle évidemment pas de ma peinture mais de l’art en général.