Représentée par la Galerie 208, Zhu Hong est une artiste franco-chinoise vivant à Nantes. Durant trois entretiens, Orianne Castel l’interroge sur sa pratique.
Orianne Castel : Vous travaillez en tant qu’artiste à une époque où l’art s’est ouvert à de nombreux médiums (vidéo, performance, etc.). Vous-même avez fait des installations, mais, parallèlement et de façon je crois plus constante, vous faites des dessins et des peintures. Qu’est-ce que représente pour vous la peinture ?
Zhu Hong : Une performance vidéo ou une installation nécessitent beaucoup plus d’assistance extérieure. Le dessin et la peinture sont directs. Il existe ce rapport à la main et une proximité du corps. J’aime la simplicité dans la façon de gérer la pensée et la création qu’impliquent ces techniques.
O.C : Vous avez parfois mêlé dessin et installation en créant des œuvres dessinées in situ pour différents lieux. L’usage du dessin répondait-il à une demande ?
Z.H : Souvent, ce que je produis sur place est lié à une envie de faire « épouser » mon travail à un lieu, et de créer une harmonie avec lui. La première installation in situ que j’ai faite était au Château du Grand Jardin à Joinville. Il y avait beaucoup de contraintes car c’est un lieu historiquement riche avec des éléments auxquels on ne doit pas toucher ou qu’il n’est pas possible de déplacer. J’ai essayé de créer un dialogue entre mon travail et le château. Je me suis inspirée de l’histoire du château pour produire des papiers peints et des dessins en relation avec le contexte historique, la chasse et les animaux. J’ai utilisé des motifs de fenêtres pour faire des toiles semi-transparentes et alléger ainsi l’imposante cimaise.
O.C : Votre installation Le Salon créé pour le Musée des Beaux-Arts de Dijon mêle peinture et dessin. Quelle distinction faites-vous entre ces deux pratiques, pourquoi passez-vous régulièrement de l’une à l’autre ?
Z.H : Encore une fois, c’était lié au contexte. Le Salon est une œuvre qui faisait à peu près 10 mètres de long. Elle était constituée de dessins imprimés sur des bandes de papiers peints sur lesquelles étaient accrochés des tableaux. L’œuvre était d’après Le Salon Gaulin, un salon de l’Hôtel particulier du même nom reconstitué dans une des pièces du Musée des Beaux-Arts de Dijon. Cette représentation passait par la transformation et la déformation, comme si on déroulait une surface. Il s’agissait d’une mise à plat de l’espace du salon. Les tableaux reprenaient les peintures avec les cadres dorés présentes dans ce salon, mais ils étaient, comme l’espace du salon, déformés. Le Salon devenait un espace de fiction dans l’espace même de l’exposition. La mise à plat et le « dépliage » en deux dimensions sont une réflexion sur l’image que l’on se fait d’un lieu sans y être, sur la mémoire fragmentaire, et sur le processus contemporain de la fragmentation, de l’attachement au détail, à l’extrait.
O.C : Pourriez-vous expliquer plus en profondeur ce choix de la déformation qui revient dans d’autres travaux ?
Z.H : C’est une question difficile. Je sais que je vais de plus en plus vers l’abstraction, sans pouvoir expliquer pourquoi. J’ai tout de même remarqué qu’il y a actuellement dans mon travail deux lignes de conduite que je mêle : l’espace et le temps. « L’espace » a toujours existé pour moi. Les premières séries de peintures que j’ai commencé à réaliser en France – durant ma dernière année à l’école des Beaux-Arts – portaient sur les musées. De cette façon, l’idée de la peinture, et plus précisément de la peinture sur la peinture, a émergé. Dans le travail que je viens d’évoquer, il n’y a pas seulement des représentations de peintures aux cadres dorés. Il y a aussi des murs, des sols, des plinthes, des prises électriques, des caméras de surveillance – tous les petits détails du musée. On retrouve de « l’espace » dans ce travail. Je m’intéresse également à la manière de montrer les œuvres et à la façon dont la mémoire les retient. Je m’intéresse aussi aux étapes dues au temps qui marquent les œuvres, les craquelures par exemple. Progressivement, mon travail a glissé vers l’abstraction. J’invite toujours à un regard sur quelque chose – soit des peintures, soit de l’eau – des choses qui ne sont pas des nuages mais qui y font penser. Je propose une contemplation : s’arrêter et regarder.
O.C : En effet, d’ailleurs vous peignez beaucoup de choses qui ont comme spécificité de ne pas avoir de formes arrêtées. C’est le cas des nuages et de l’eau que vous venez d’évoquer mais aussi des ombres et effets de lumière également très présents dans vos peintures. Qu’est-ce qui vous intéresse dans ces sujets ?
Z.H : C’est une question de temps et de mémoire. L’irisation de l’eau peut se regarder longtemps. Lorsqu’on regarde un dessin d’eau on retrouve cet instant dans sa mémoire. J’essaie de figer l’instant afin que l’œuvre renvoie à quelque chose de familier. Mes œuvres ont un rapport au temps par leurs sujets (l’eau qui bouge, le nuage et l’ombre qui apparaissent et disparaissent) mais aussi par leurs factures (les craquelures visibles, la surface jaunie ou tachée des tableaux ou des dessins dans un musée par exemple).
O.C : Vous-même utilisez de la peinture à l’huile. Ce type de peinture sèche plus lentement que l’acrylique. Est-ce également ce rapport au temps que vous cherchez?
Z.H : En réalité, c’est en raison de mes études. J’ai fait des études de peinture à l’huile. Je suis donc habituée à cette technique mais le séchage long convient à mon processus créatif. Je n’ai jamais cherché à passer à l’acrylique. Je fais aussi un peu d’aquarelle avec le dessin. Les deux techniques se complètent bien.
O.C : Vous avez fait une partie de vos études en Chine. Quel est votre lien avec la peinture asiatique ?
Z.H : J’ai étudié la peinture chinoise à l’âge de huit ans, comme la plupart des enfants chinois. On apprenait notamment à utiliser l’encre et le pinceau mais ce n’est pas quelque chose qui m’attirait au point de vouloir poursuivre. J’ai fait des études de peinture à l’huile à Shanghai à l’université. Mais en Chine à cette époque, nous n’avions pas accès à l’art occidental facilement ni la possibilité de voir les œuvres en vrai. C’est l’envie de voir réellement tous ses chefs-d’œuvre qui m’a motivée pour venir en France.
O.C : Vos formes, qui sont plutôt des plages colorées, sont faites d’une multitude de tracés juxtaposés. D’où vient cette technique ?
Z.H : C’est encore une question de temps. Le premier dessin que j’ai fait de cette manière était au crayon de papier uniquement, de façon très légère. Je compare souvent cette technique à une couche de poussière qui se pose sur la feuille et qui s’ôte au fur et à mesure jusqu’à laisser percevoir quelque chose. C’est une méthode très longue. Je m’y attelle tous les jours, partie par partie. En accumulant toutes ces étapes du processus, on arrive à voir quelque chose.
O.C : Combien de temps cela prend-il ?
Z.H : Le dessin le plus long à effectuer a mis six mois. C’était un format plutôt grand : 120×160 cm. C’était une période assez concentrée sur ce dessin car c’était en période de confinement.
O.C : Dans la tradition occidentale, vos plages colorées faites d’une multitude de tracés juxtaposés peuvent éventuellement rappeler la période impressionniste. Cette technique provient-elle de ce mouvement ?
Z.H : Non, cette technique ne provient pas de là mais vous n’êtes pas la seule à m’en parler. Je ne m’en étais pas aperçue au début mais je pense qu’il y a un point commun. Pour moi il s’agit d’un geste répétitif. Certaines personnes ont partagé avec moi leur impression de voir une sorte de « traceur de temps ». Lorsque j’ai exposé au Musée des Beaux-Arts de Dijon le conservateur m’a présentée à des restaurateurs de tableaux qui utilisent aussi des petits traits pour joindre les couleurs. Ces petits traits permettent d’effectuer des nuances très douces, en particulier dans le travail de la lumière – et globalement sur tout ce qui joue de la disparition et de l’apparition en peinture. Cette technique convient bien avec ce que je veux montrer : une chose émergeant et apparaissant progressivement au regard. Elle permet un résultat doux car il n’y a pas de contours nets. Tous ces petits traits permettent une vibration, à la manière des impressionnistes.
O.C : Diriez-vous que vous êtes plus dans la volonté de capter une impression du visible à un instant T que dans l’expression de vous-même ?
Z.H : Je pense que mon travail n’est pas une expression gestuelle. Il est un appel à la contemplation et au regard. J’essaye de faire voir quelque chose qui m’a interpellée et je tente de faire ressentir une certaine sensation qui a d’abord été la mienne.
O.C : À quels artistes vous intéressez-vous ?
Z.H : Je regarde des artistes différents. En dehors de la peinture, j’aime beaucoup le travail en volume. Celui de Ulrike Heydenreich par exemple. Ses dessins sont d’une grande précision et finesse, entre 2 et 3 dimensions. J’ai découvert le travail de Takahiro Iwasaki à la Biennale d’Art Contemporain de Lyon il y a quelques années. Il fait des sculptures avec des objets quotidiens comme des paysages en fil de serviette. De loin, l’œuvre a l’apparence d’un tas de serviettes, de près, on voit des tours électriques érigées sur une colline. La découverte est surprenante de délicatesse et de poésie. J’aime être surprise lorsque je regarde une œuvre, j’aime la finesse et minutie que j’essaie de créer aussi dans mon travail.
En termes de peintres, comme beaucoup d’artistes, j’apprécie la peinture de Richter notamment ses nuages ou encore la force de ses peintures abstraites. Le travail de Tatiana Trouvé qui explore le rapport entre le dessin, la sculpture et l’espace d’exposition me plaît beaucoup. J’aime la manière dont elle gère l’ensemble des œuvres et de l’espace comme une seule œuvre. J’aime aussi les peintures de Peter Doig pour la richesse de la matière et le sujet onirique.
O.C : Vous avez vous-même un rapport assez fort à la matière dans certaines de vos œuvres. C’est le cas notamment dans votre série des monochromes. Pouvez-vous nous en dire plus sur leur fabrication ?
Z.H : La série Mon O chrome est réalisée à partir d’épluchures de mines de crayons de couleur. Le titre de chaque dessin qui la compose correspond à un dessin préalablement réalisé comme Mer du Nord 1538, Pontmain 0940, Erdre 1716. La poudre de mine est mélangée à l’eau pour obtenir une couleur qui est déposée par couches successives sur le papier. Le but recherché est l’élaboration d’une nouvelle teinte issue des multiples couleurs du dessin original. Si les couleurs sont bien issues du dessin, ce n’est pas le cas de la matière – le résidu, le déchet – qui ne fait pas partie de celui-ci. La série forme une collection de sédiments mêlés. Les nouvelles couleurs sont bien archivées. J’ai intitulé la série Mon O chrome mais je ne suis pas certaine de me situer vraiment dans la tradition de la peinture abstraite monochrome. L’important pour moi était qu’une chose en amène une autre. Cela crée une collection de couleurs qui sont liées entre elles par le titre des œuvres.
O.C : Ce projet est presque conceptuel et, de manière générale, il y a une part très intellectuelle dans votre peinture. Quelle place accordez-vous à l’émotion que vos œuvres peuvent procurer ? La transmission d’une émotion est-elle une question qui vous intéresse prioritairement ? Ou êtes-vous du côté d’une réflexion plus analytique sur ce qu’est la peinture aujourd’hui et ses conditions de possibilité ?
Z.H : Oui, je pense que l’émotion a forcément sa place. Je dis souvent que je veux « faire voir quelque chose ». Une chose qu’on a peut-être ignorée ou qu’on a vue sans prendre le temps de la regarder – par exemple, les gouttes d’eau sur une vitre. Ces gouttes d’eau restent sur la vitre pendant un temps très court mais, en dessin elles sont comme un temps suspendu, on est libres de les contempler autant qu’on le souhaite. Tout dépend également de la sensibilité de chacun. Pour représenter et reproduire l’instant – en dessin particulièrement – je prends beaucoup de temps. C’est le contraire de l’instant. De cette façon, c’est aussi une manière de m’imprégner dans l’instant et la contemplation. Finalement, je suis la première à créer cet instant et à le contempler.