Les camaïeux de Michael Romanenko

Les camaïeux de Michael Romanenko
Personnalités  -   Artistes

Des surfaces unicolores aux lignes enroulées sur elles-mêmes en passant par les compositions en grilles, l’œuvre du peintre Michael Romanenko se caractérise par un ensemble de motifs sur lesquels il fait retour depuis une trentaine d’années.

Concernant les surfaces d’une couleur, il ne s’agit pas à proprement parler de « monochromes ». Chez cet artiste de la matière, les jeux de lumière sur la texture produisent en effet une infinie variété de nuances des valeurs et des tons ou une apparition de dessin. À la suite des noirs d’Ad Reinhardt, Romanenko poursuit une peinture en camaïeu plutôt qu’en monochrome. Il s’inscrit dans la lignée de la tradition américaine plus que dans celle initiée par le bleu d’Yves Klein. Comme son prédécesseur américain, ses tableaux sont d’ailleurs porteurs d’une tension entre matérialité et spiritualité qui a peu de rapport avec la ligne conceptuelle dessinée par l’artiste français.

 

Citations

Ce conflit entre matériel et spirituel se retrouve tout d’abord dans les Citations, surfaces en bleu de Prusse formées par l’accumulation du titre mille fois peint sur le support. Elle se perçoit dans chaque tableau mais également dans l’évolution de l’ensemble qui, de la première série à la dernière, semble signifier la victoire de la matérialité sur l’échappée spirituelle.

À l’origine de ce groupe de peintures, et ce n’est pas anecdotique, un diptyque dont les deux parties accolées l’une à l’autre suggèrent un livre ouvert et une histoire continue. Dès la première série issue de cette œuvre, l’idée de livre a disparu. Reste celle de page présente à travers le format vertical et la marge entourant les parties d’écritures dans chacun des tableaux. Le récit est plus court et, à y regarder de plus près, le terme « citation » n’est pas lisible. La toile présente une composition dont les accentuations et désaccentuations sont liées aux superpositions plus ou moins nombreuses du mot. En effet, l’artiste a choisi d’utiliser un pigment foncé mais translucide qui lui permet de jouer avec la blancheur de la toile, la laissant éclaircir le bleu à divers endroits, mettre en évidence une lettre isolée ici et là. S’il symbolisait le récit, le terme « citation » s’est perdu dans sa propre répétition. Cette série amorce quelque chose de l’avènement de la matière en lieu et place de la peinture narrative.

 

Michael Romanenko, « Citations », acrylique, émulsion sur toile, 90 x 60 cm.

 

La deuxième série poursuit ce mouvement. Dans ces œuvres qui ne présentent plus de marge, l’idée d’écriture mêlant substance et sens (même énigmatique) disparaît également. L’artiste a modifié son processus. Plutôt que de couvrir ses surfaces du mot « citation », il les tapisse de moulages des tableaux précédents, insérant une étape supplémentaire entre l’origine écrite de l’image et le résultat final. Formée par contact direct avec la texture des premières œuvres, celle constituant les tableaux de la deuxième série est beaucoup plus présente. Cette dimension est par ailleurs renforcée par les sutures raccordant les empreintes les unes aux autres. En effet, si l’artiste a rompu avec le mot, il n’a pas souhaité se défaire de la répétition dont il était porteur et a choisi de travailler sur des formats plus grands de façon à juxtaposer plusieurs empreintes par tableau. Les jointures n’y sont pas masquées ; au contraire, elles prennent parfois la forme de déchirures laissant apparaître la toile, non plus sous forme de percées lumineuses, mais comme trame physique.

 

Michael Romanenko, « Citations », acrylique, émulsion sur toile, 120 x 120 cm.

 

Deuxième série et non seconde car il est à parier qu’elle sera suivie d’une autre. L’artiste parle en effet d’appliquer des empreintes sur des surfaces préalablement travaillées de façon qu’elles paraissent bombées à certains endroits. À l’image de certains tableaux de Pierre Soulages laissant dernièrement échapper la peinture qu’ils contenaient sous leur couche de vernis, ces dernières toiles seraient comme emplies de peinture et il est intéressant, à ce titre, de rappeler l’existence de grilles d’apparence liquide dans la production plus ancienne de Romanenko. La référence au peintre de l’outrenoir permet également d’évoquer le choix du bleu de Prusse, presque noir, pour les différentes versions de Citations. Elle nous rappelle l’ambivalence de cette couleur, concluant l’existence mais précédant la création. Si dans cet ensemble la matérialité a pris le pas sur la spiritualité, Romanenko la pense en artiste : la matière peinture est une genèse, non une fin.

 

Michael Romanenko, « Grille », acrylique, émulsion sur toile, 90 x 120 cm.

 

Mutation

En attendant ces toiles qui parachèveraient la dynamique visant à faire du tableau le lieu de la peinture comme substance, il est intéressant d’observer l’ensemble Mutation. Surfaces grises constituées de graphite, leur évolution semble procéder d’un mouvement inverse. D’une série à l’autre, le peintre est passé d’un affichage brut de la matière à une manifestation de son nécessaire dépassement.

Il y a, a priori, peu de différences entre les deux versions. Dans la première, les tableaux de 30 x 23 cm se présentent comme des blocs de graphite. Il n’est pas question ici de parler de couleur, le gris est celui de la matière qui tout entière compose l’œuvre, aussi sculpturale qu’une mine de crayon réelle. Son caractère minéral frappe le regard et cette immobilité laisse peu de place à l’interprétation. Nous sommes face à une surface rigidifiée par les passages de crayon. À force de gestes répétés, support en bois et particules de graphite se sont figés en une matière compacte. Le site de l’artiste confirme le processus : tracer une ligne continue qui, par l’accumulation de sa propre trace, disparaîtrait en monochrome.

 

Michael Romanenko, « Mutation », Graphite, pigment, émulsion sur bois, 30 x 23 cm.

 

Est-ce parce que cette ligne « appliquée en spirale » symbolisait pour lui « l’écoulement du temps » ? Toujours est-il que le peintre a choisi d’ajouter à cette première version un ensemble de détails qui nous conduit vers une interprétation moins matérialiste de ces stèles en minerai. Dans la seconde série, les mêmes surfaces de graphite prennent place sur des supports en bois dont les bords ont été taillés en biseau. Ce sont ces fines marges dérobées au regard que l’artiste a peint en doré et relevées d’un liseré rouge. Avec ces deux éléments empruntés à l’histoire de la peinture religieuse, il ouvre une lecture possible du côté de l’icône. « J’aime l’icône comme porteuse d’une charge mystique et spirituelle qui cherche à toucher l’âme. J’aime l’icône non pour le dogme mais pour l’idée de relique » peut-on lire dans son journal. Le tableau ne se veut plus un objet mais l’empreinte d’un geste fini, un témoin du passage du temps.

 

Michael Romanenko, « Mutation », Graphite, pigment, émulsion sur bois, 30 x 23 cm. (détail)

 

Ces ornements se limitent à la tranche du tableau mais le résultat est là : le regard sur la surface change. Le gris opaque se teinte de reflets argentés avec tout ce que la luminosité implique en termes de symbole dans l’histoire de l’art. Doit-on rappeler ici la Théorie du nuage dans laquelle Hubert Damisch, analysant le procédé perspectiviste mis en place par Brunelleschi, montre que le ciel au-dessus du baptistère de Florence n’y est pas représenté mais que la zone qui lui est consacrée a été exécutée en feuille d’argent de façon à simplement refléter le ciel? Le mystère divin ne peut être imité conclut le philosophe et c’est ce que semble aussi nous dire Romanenko. Incitant à voir la surface miroitante par-delà la stèle, ses ajouts discrets amènent le spectateur à faire l’expérience du réfléchissement après celle de l’opacité. Il ne s’agit plus d’identifier une matière mais d’accepter l’indistinction.

 

Michael Romanenko, « Mutation », Graphite, pigment, émulsion sur bois, 30 x 23 cm.

 

Empreintes

C’est peut-être avec les Empreintes qu’il est possible de comprendre l’ambivalence entre fermeture sur la matière et ouverture vers son dépassement qui traverse l’œuvre de Romanenko au point de lui faire suivre des chemins inverses selon les ensembles. Dans celui-ci en effet, le tout dernier, l’artiste n’a pas cru devoir choisir entre l’une et l’autre voie.

Cet ensemble de toiles dorées compte à cette heure deux séries, des triptyques de 22 x 16 cm et des polyptyques de cinq tableaux de 16 x 11 cm. Formats modestes et chiffres impairs (impliquant une idée de centre) induisent une approche intime du travail. L’or, limité aux bordures biseautées et donc en partie masqué dans Mutation, se déploie ici sur toute la surface et ce geste n’est pas anodin. En effet, comme le rappelle le philosophe Louis Marin, le fond doré, en raison de son origine dans la représentation des figures saintes, a une fonction de dévoilement, de révélation, d’apparition. Dans cet ensemble, il n’est le fond ni de figures religieuses ni de formes profanes car les surfaces ne présentent aucun dessin. En revanche, bien qu’il n’y ait aucun tracé, apparaissent deux sortes de motifs qui nous informent sur ce que le peintre a souhaité exprimer par l’emploi du doré : quelque chose qui ne relève ni de la forme ni de la figure mais de la texture.

 

Michael Romanenko, « Empreintes », Technique mixte (détail).

 

Le premier type de motif qui se dessine est une trame car, comme l’indique le titre, la surface dorée est en fait une empreinte, celle d’une autre toile que l’artiste a, dans un second temps, marouflée sur le présent support. Ce motif révèle le procédé qui n’est évidemment pas neutre puisque la trace permet, sans avoir recours à la représentation, de signifier l’objet. Peintre abstrait, Romanenko n’imite ni ne transfigure le support ; néanmoins il nous le montre et, avec le doré, insiste sur sa présence. Réfléchissante, car entièrement constituée d’or, mais également physique, car portant la marque de l’objet initial, la surface exposée combine les propriétés de la toile explorées dans les deux premières versions de Citations. Elle est lumière et texture.

 

Michael Romanenko, « Empreintes », Technique mixte, 22 x 16 cm.

 

Le second type de motif qui apparaît est le pli. Celui-ci insiste sur l’autonomie de la couche de peinture par rapport au support sur lequel elle est appliquée. Plissée, froncée, elle affiche en effet son indépendance par rapport à la toile qui la supporte et qui, elle, est tendue sur le châssis comme on peut le percevoir grâce à des entailles présentes sur les bords du tableau. La couche de peinture rigidifiée sous la forme d’une succession de plis acquiert une densité sculpturale qui rappelle les premières Mutation. Cependant, si elle ne peut être défaite dans sa matérialité, son apparence change avec l’inclinaison du regard. Creux et modelés varient en raison de l’interaction entre la lumière et les feuilles d’or incorporées à la texture. La matière est tout entière miroitements.

 

Michael Romanenko, « Empreintes », Technique mixte, 16 x 11 cm.

 

Dans les Empreintes, l’or rend visible la toile et la peinture, il sacralise les matériaux nécessaires à la création d’un tableau et l’on comprend le lien entre spiritualité et matérialité déjà amorcé dans les ensembles précédents. Romanenko s’inscrit entre deux tendances de l’abstraction, la tradition spiritualiste amorcée peut-être par le croisement de Mondrian et la tradition matérialiste commencée sans doute par le triptyque rouge, bleu et jaune de Rodtchenko. Il ne choisit ni la position qui ouvre vers un au-delà de la peinture ni celle qui consiste à clore son histoire. Comme Malevitch accrochant son Carré noir sur fond blanc (1915) dans le coin d’une pièce à la manière des icônes religieuses dans son pays, l’artiste lie l’expérience métaphysique au tableau lui-même, et non au monde réel ou inventé qui y serait figuré.

Chez lui, ce tableau est constitué d’un support (feuille, bois ou toile) mais surtout de la substance qui le recouvre (acrylique, graphite, feuille d’or); il est fait de ses propriétés physiques et réceptions symboliques. Contrairement à nombre d’artistes européens ayant poursuivi l’aventure monochromatique pour définir le tableau en tant que surface limitée (la couleur unique venant indiquer ses bords), Romanenko insiste sur le tableau en tant que lieu d’une indistinction quant à sa nature matérielle ou spirituelle.