Représentée par la galerie 208, Li Chevalier est une artiste franco-chinoise vivant à Paris. Durant trois entretiens, Orianne Castel l’interroge sur sa pratique.
Orianne Castel : Pour ce dernier entretien je souhaiterais que nous nous arrêtions sur une œuvre précise et notamment celle intitulée Entre le ciel et la terre (2021). Pouvez-vous nous la décrire et nous expliquer quelles étaient vos intentions lorsque vous l’avez réalisée ?
Li Chevalier : J’ai réalisé cette œuvre durant la période où je préparais une exposition pour le Musée des Arts Asiatiques de Nice, qui portait le titre « Les paysages de l’âme ». Mon intention était alors d’offrir un voyage spirituel aux spectateurs, un voyage où l’homme, la nature, la beauté, la spiritualité entrent en communion, d’où le titre « Entre le ciel et la terre ».
Cette toile carrée d’un mètre cinquante par un mètre cinquante est un format très commun dans ma pratique. Mais, dans cette pièce, il y a deux subtiles innovations. L’une concerne la couleur, la seconde la composition. Pour ce qui est de la couleur, je suis sortie de l’habituel noir et blanc pour m’aventurer dans un gris légèrement bleuté. C’était sans doute une nécessité pour illuminer mes jours durant une période particulièrement morose. La tonalité globale de la toile est plus claire et elle illumine en même temps mon esprit. « Chaque homme dans sa nuit s’en va vers sa lumière » disait Victor Hugo.
Pour ce qui est de la composition, un des traits caractéristiques relève de ces marges blanches qui entourent les quatre côtés de la surface peinte au centre. Ces marges sont nées initialement de ma volonté d’entretenir une relation avec la pratique picturale chinoise où les peintres réalisent leurs œuvres sur papier puis les marouflent sur de la soie, laissant une bordure de chaque côté. Dans le cadre de ma propre création, ces marges introduisent une source de lumière supplémentaire et accentuent, par contraste, l’apparition d’un paysage au centre, le paysage de l’âme. Sur cette toile, la surface peinte sort du cadre qui habituellement lui est dévolu. Ce changement correspond bien entendu à une volonté d’expérimentation artistique, mais sans doute aussi à une nécessité intérieure, une soif de se laisser aller, de briser les limites, car le débordement, dans son acception psychologique, s’analyse comme une réaction face aux surcharges émotionnelles.
O.C : La composition est intéressante parce que vous avez peint cette forme horizontale qui déborde sur un des côtés du cadre blanc dessiné par vos marges mais ce cadre blanc lui-même est vertical. Il contredit déjà le format carré de votre support. Il y a une triple tension dans cette composition.
L.C : Oui, d’ailleurs pratiquement toutes les toiles de cette année-là ont traduit un changement de composition, soit une disparition de bordures en haut et en bas, soit l’abandon du carré dans le carré. Pourquoi ne pas considérer cela comme un exercice de révolte face à cette espèce de pudeur ou de prudence bien orientale qui parfois devient oppressante ?
Je suis une passionnée de musique classique de la période romantique et post-romantique. Beaucoup de critiques d’art ont remarqué ce penchant. J’ai été nommée par les uns comme fille de Victor Hugo et d’André Masson, conseillée par d’autres, notamment le conservateur du Musée Cernuschi Mael Bellec, à solliciter une exposition auprès de la Maison Victor Hugo. J’avoue qu’au plus profond de mon être je ressens tous les traits démodés d’un romantique européen du XIXe siècle, tout sauf l’essentiel, le courage de m’exhiber dans l’outrance ! Ce comportement d’inhibition, ancré en profondeur dans ma culture orientale, engendre bien des névroses ! Briser les cadres ou changer leur forme est peut-être une façon inconsciente de sauver ma peau !
O.C : La couleur joue-t-elle également un rôle expressif ? Il y a ce gris bleuté mais il y a aussi de l’ocre dans cette œuvre. L’ensemble a une tonalité sépia qui renvoie à l’imagerie des photos anciennes et évoque le souvenir. Avez-vous cherché à traduire un sentiment de nostalgie avec cette toile ?
L.C : La nostalgie est un des traits essentiels du romantisme ; ce mot contient un regard et un regret sur le monde du passé ; les idées de transitoire, d’évanescence, de fragilité y sont évidemment associées. Je me sens proche de cette sensibilité qui se dévoile aussi bien dans le romantisme occidental que dans l’esthétique japonaise du wabi-sabi. Rappelons qu’Anselm Kiefer enterre souvent ses toiles nouvellement réalisées pour leur donner ce vernis que seule l’altération par le temps peut générer. Cette façon de faire augmente, à mon sens, considérablement la puissance évocatrice de ses œuvres.
O.C : Vous parlez beaucoup de l’influence du romantisme. Qu’en est-il de l’expressionnisme abstrait ? Comment vous situeriez-vous par rapport à des peintres comme Newman ou Rothko ?
L.C : Je préfère ne pas étaler mon incompétence à juger Newman, Rothko ainsi que leurs suiveurs. En revanche, je suis fascinée évidemment par les peintres comme Pollock, Tàpies, Barceló. Et, parmi les grands peintres français de l’expressionnisme abstrait, je cite tout particulièrement Thibaut de Reimpré, mon premier initiateur pour l’art abstrait. Ma sensibilité à l’égard de ses œuvres est certainement liée à sa spontanéité gestuelle, me rappelant l’art de la calligraphie chinoise.
O.C : En parlant d’influence chinoise, l’espace d’Entre le ciel et la terre est si vaporeux qu’il ne semble pas répondre aux règles physiques. On a l’impression que le haut pourrait être en bas et inversement, que les choses pourraient devenir leur contraire comme dans la peinture chinoise. Qu’en pensez-vous ?
L.C : Sans aller jusqu’à l’abstraction totale, je cultive un langage pictural ambigu et invite le public à contempler le monde au-delà des apparences. La culture chinoise est, à mon sens, l’antithèse de la pensée cartésienne. La Chine n’est ni le foyer de la science, ni celui de la philosophie spéculative. Sa quintessence s’exprime par des langages poétiques, de par sa nature ambivalente. J’ai eu une période complètement abstraite mais je n’y suis pas restée. J’avais l’impression d’avoir trop à dire et le pur jeu des formes, des couleurs, des textures ne me suffit pas pour porter mes sentiments. Mes recherches consistent à naviguer entre le visible et l’imaginaire. Mes images flottent dans la sphère de la suggestion et je m’efforce de faire en sorte que les signes sur mes toiles ne deviennent pas trop invasifs, intrusifs et univoques.
O.C : D’autant que, s’ils sont rares, certains signes sont très chargés. Vous utilisez des croix, des toriis qui ont une forte dimension spirituelle.
L.C : Mon immersion dans la culture occidentale coïncide avec ma rencontre simultanée de deux mondes diamétralement opposés : le rationalisme philosophique et la spiritualité chrétienne. J’ai d’ailleurs réalisé deux toiles intitulées respectivement Le philosophe et Le théologien.
La dimension spirituelle et philosophique de mes œuvres est une évidence qui crève les yeux. Cependant, aucun de mes symboles ne peut être compris comme une forme de prosélytisme. La croix, dressée, est l’assemblage universel de la verticale et de l’horizontale. C’est l’élan de transcendance verticale (spiritualité) mais aussi ce pouvoir de transmission horizontale (valeur communicable à toute l’humanité). La croix peut être aussi le croisement des chemins, la rencontre de l’espace et du temps. Installée en diagonale, elle se transforme en formule mathématique inconnue.
Le mot spiritualité réactive en moi les souvenirs de mes séjours à Jérusalem, dans le désert du Moyen- Orient, et surtout en Italie où mes cours de langue italienne et de dessin se déroulaient parfois dans des couvents. C’est là que les foudres de la chrétienté m’ont frappée. Cela m’a même incitée à suivre deux ans d’études auprès du collège théologique de Strasbourg, à correspondre avec une religieuse clarisse de Jérusalem et à entretenir une amitié fidèle avec les pères dominicains d’Italie. Cependant, mon expérience au sein d’un régime de pensée unique, totalisante a compliqué considérablement ma relation avec l’idée d’appartenance à une communauté religieuse. Cela étant dit, ma fascination pour l’élan transcendant de l’homme n’a pas été affectée. À ce propos, j’aime citer l’exemple apparemment paradoxal de Pasolini. Le cinéaste se réclame non croyant mais c’est lui l’auteur de la sublime œuvre cinématographique sur le Christ : « Il Vangelo secondo Matteo ». C’est dans le poétique Jésus qu’il a aperçu la grandeur de l’humanité.
O.C : Vous parlez de chrétienté mais votre toile Entre le ciel et la terre est actuellement disposée sur une structure qui peut évoquer un porte-kimonos mais aussi un torii stylisé. Quel est votre lien avec le Japon ?
L.C : J’ai vécu deux ans au Japon et mon expérience là-bas m’a confortée dans l’idée que l’impact visuel de l’art ne passe pas nécessairement par la recherche du sanglant, du grossier, de l’insolent. La sobriété, la simplicité, le poétique sont des traits marquants de l’art japonais, ceci aussi bien dans son architecture, l’art design paysagiste et l’art floral. Le porte-robe (porte-kimono au Japon) relève de l’artisanat chinois ancien. Cependant, la version japonaise est épurée des décorations tarabiscotées. Cette structure, qui souvent porte mes toiles, peut être aussi considérée comme un torii stylisé, portique qui s’érige devant les temples shintoïstes, qui sépare le profane du divin. Ce même type de structure, plus ornée, est le vestige d’une architecture très ancienne, qui se trouve devant les Palais Impériaux ou des lieux historiques très importants en Chine.
O.C : Nous arrivons au terme de nos trois entretiens, avez-vous des actualités en ce moment ?
L.C : Ma galerie, la galerie 208, a présenté mon travail au BAD de Bordeaux en mai puis à Asia Now à Paris en octobre. Elle expose en ce moment certaines de mes œuvres récentes dans ses locaux parisiens. Sinon, je prépare deux expositions muséales, une à Taïwan et une aux États-Unis, mais ce sera pour 2024.
Les entretiens précédents sont à retrouver ICI et LÀ