Que peut l’art, la photographie, face aux crises sociales, politiques, écologiques qui nous bouleversent, nous menacent, nous paralysent ou, au contraire, nous poussent à l’action ? Si la vulnérabilité suppose une altération due à des chocs extérieurs, la fragilité indique une brisure intérieure. Que dit-elle de notre rapport aux autres, à nous-mêmes et à la Terre, de nos ombres et lumières ? En publiant Fragiles aux éditions Textuel[1] (2022), le collectif de photographes Tendance Floue livre des pistes de réflexion à travers une monographie enrichie d’une préface de Wajdi Mouawad (« La fragilité de nos balbutiements »). Optant pour une circulation de regards pluriels, l’ouvrage cherche à rendre visible l’indicible de la fragilité et parfois, l’imprésentabilité de son intensité.
ENTRELACER LES REGARDS ET FAIRE SURGIR DES VOIX ABÎMÉES
Créé en 1991, le collectif Tendance Floue regroupe quinze photographes français[2] présents sur la scène nationale et internationale. Leur reconnaissance dans l’univers de la photographie contemporaine tient notamment à la diversité de leur engagement photographique, à la croisée du social, du culturel, du documentaire et de l’artistique. Parfois proche des arts narratifs, parfois à la limite de la performance ou couvrant des sujets qui relèvent du photojournalisme, la démarche de chaque photographe est singulière et ouverte au dialogue avec les autres membres du collectif. D’expositions (Paris Photo, Les Rencontres d’Arles, Biennale internationale de Changjiang, Chongqing, Chine…) en publications monograhiques (Joue-la comme Saint-Ouen, éditions Loco, 2021; Azimut, éditions Textuel, 2020…), ils multiplient les regards, sensibilités, esthétiques sur des sujets sociaux (vétusté de la prison St Anne chez Yohanne Lamoulere), politiques (le mouvement de la Nuit Debout chez Meyer), géopolitiques (Murmure, un bruit sourd qui se prolonge chez Denis Bourges), mémoriels (Monolith chez Patrick Tourneboeuf), environnementaux (Fracture et confusion chez Alain Willaume), animistes (Visible / Invisible chez Flore-Aël Surun) ou liés aux phénomènes géologiques (La faille, Grégoire Eloy). En 2022, le collectif publie Fragiles aux éditions Textuel[3], une nouvelle monographie enrichie d’une préface de Wajdi Mouawad (« La fragilité de nos balbutiements »). La fragilité est donnée à voir à travers seize séries photographiques, seize récits en résonance les uns avec les autres. L’entrelacement des regards fait surgir des brisures invisibles, silencieuses qui se répercutent à la surface des images où « tout ne tient qu’à un fil ».[4] Textes et photographies semblent habités par le spectre de blessures inassignables auxquelles les photographes tenteraient de faire face depuis les plis du monde (Gilles Deleuze), là où il est possible de rester debout, connecté aux bruissements de la vie. Chaque série photographique est accompagnée d’un court texte qui fonctionne comme l’amorce d’une explication et ce, pour éviter un rapport d’illustration ou la domination du langage sur les images. Le dispositif phototextuel mis en oeuvre dans l’ouvrage pourrait s’approcher des « small stories », fragments narratifs qui se développent dans l’art contemporain depuis les années 1970[5]. Souvent autobiographiques, l’usage artistique de ces petites histoires personnelles leur confère une dimension plus collective. Elles mobilisent également la voix du spectateur. Partant des indices livrés dans le texte, il se laisse guider par sa propre interprétation, – acteur à sa manière -, du récit mis en place dans le dispositif phototextuel.
LA FÊLURE EST INDIVIDUELLE ET COLLECTIVE
La première série photographique, proposée par Mat Jacob (Valparaíso – Atacama), interpelle le spectateur/lecteur de manière frontale. Des gros plans en noir et blanc sur les pupilles d’habitants du Chili donnent le ton. Un premier fil se noue dans cette recherche d’altérité qui s’entrechoque avec des images de lieux abandonnés, de paysage urbains, industriels ou de loutres immergées dans la puissance d’un courant (l’image fait inconsciemment écho à La Nature d’Artavazd Pelechian). En contrepoint, la série La vie de ma mère de Pascal Aimar prend une trajectoire plus intime. La perte de la vue et de l’ouïe de sa mère ont motivé son choix de rejoindre une maison de retraite. La notion de fragilité apparaît dans le traitement de la lumière crépusculaire, l’inscription d’une ombre fugace sur un mur, l’enregistrement de moments ordinaires qui prennent une valeur mémorielle (peut être, pour conjurer la perte de mémoire de sa mère). Personnelle, cette série photographique semble ouvrir une réflexion plus universelle sur notre condition humaine, et change d’échelle en passant le relais à une autre séquence narrative orientée vers l’état de dégradation de la Terre à l’ère de l’anthropocène.
Grégoire Eloy capture la disparition des glaciers – conséquence du réchauffement climatique -, et à travers eux, « l’hiver éternel » que célébrait Henri Michaux (poème Icebergs, « La nuit remue »). La série De glace évoque en creux la fragilité des saisons qui menace le maintient des conditions d’habilité de la Terre. Nous savons désormais que le temps géologique a fait irruption dans l’histoire humaine et qu’en 2050, 10% de la surface glaciaire de la Terre aura disparu. Grégoire Eloy privilégie le noir et blanc où la pureté du blanc (de la neige) est grignotée par un paysage noir et gris poussiéreux. S’appuyant sur les connaissances des scientifiques, son regard photographique est comme un stéthoscope à l’écoute des derniers battements du paysage blanc. On comprend que derrière le sujet de la fragilité se cache, insidieuse, l’omniprésence de la violence (celle de l’écocide dans le cas de Grégoire Eloy). En atteste le passage vers la série suivante The Game de Ljubisa Danilovic qui dévoile dans un style proche du documentaire les conditions de survie des migrants qui risquent leurs vies pour passer la frontière de l’Europe, entre la Herzégovine et la Croatie.
DEVENIR L’OBSCUR ? L’ENGAGEMENT POÉTIQUE DE LA PHOTOGRAPHIE
Dès lors, une question se pose : où trouver Refuge (série de Bertrand Meunier) ? Où se retirer ? Les fragilités sont ici données à voir à travers un regard critique, en cela, le collectif soulève une problématique caractéristique de l’art photographique (André Rouillé) : qu’est-ce qui se joue dans ces moments de rupture qui nous touchent partout, sous de multiples formes ? Peut être, la perméabilité de la séparation entre chocs intérieurs et extérieurs. Une continuité entre les fragilités, celles des corps, des esprits, des individus (humains, non humains), des manières de « faire société »… est rendue visible dans les liens qui se créent entre les séries photographiques. En effet, le déroulé narratif de l’ouvrage est ponctué de doubles-pages où s’entrecroisent des images dont les auteurs ne sont pas identifiés. Le parti-pris est celui de l’horizontalité des voix et des écritures photographiques. Considérée comme un des marqueurs du roman social et engagé, elle assurerait la circulation de la parole entre les personnages parfois, en opposition aux effets d’autorité qui imprègnent la parole politique. Dès lors, cette cohabitation des regards fait naître une hypothèse. La photographie offrirait la possibilité de faire corps commun en construisant des fables visuelles écosophiques (Michel Poivert)[6]. Le terme, est bien sûr emprunté à Félix Guattari qui le conceptualise dans ses Trois Écologies (Galilée, 1989). L’association du souci éthique à une recherche esthétique fonde, selon lui, un nouveau paradigme dont la photographie contemporaine s’est emparé. L’efficacité visuelle de la série photographique Outrenuit de Gilles Coulon tient sur un parti pris audacieux, celui de photographier le quartier de Guet Ndar à Saint-Louis du Sénégal la nuit. Dans les profondeurs du noir, un changement de perception s’impose. Selon le philosophe Michaël Foessel, l’obscurité « invite à regarder (et à sentir) autrement ».[7] Le choix du clair-obscur intensifie les ombres marquées par la lumière d’une porte entrouverte, de réverbères ou de la lune. Á la limite du visible, les images tentent pourtant de rendre visible d’autres modes de vie. Ici, la monographie semble basculer vers un désir des résistances furtives, clandestines, balbutiantes. Les pages suivantes voient petit à petit grandir la recherche de nouveaux récits qui jouent avec le registre de la mythologie ou du conte traditionnel.
En réponse face aux violences du monde, les photographes semblent chercher des issues comme dans la série Derniers contes de Noël de Philippe Lopparelli où le rituel fait office de protection contre les fantômes du passé, dans la série L’Île de Yohanne Lamoulène qui brouille les limites entre le réel et la fiction, dans la série Les Quatre Directions de Flore Aël-Surun où le rapport à l’invisible au coeur des traditions autochtones permettrait une reconnexion à la Terre. La photographie peut-elle contribuer à un possible réenchantement du monde ? Croire au monde (Gilles Deleuze) passerait par la création d’un langage visuel proche d’un animisme poétique. L’appel à la puissance d’agentivité de l’image est lancé. Mais le trouble persiste.
FUIR, RÉSISTER, INVENTER UN CONTRE-IMAGINAIRE ?
Dans le travail d’Alain Willaume (Donjons et mer Morte) le trouble semble émaner du contexte géopolitique auquel appartiennent les berges de la Mer Morte. Dans ses photographies, la profondeur du gris dépeint un monde réduit en cendres, mis en ruines par l’exercice d’un pouvoir oppressif. Un sentiment inconfortable est également présent dans les stigmates humaines et cicatrices du paysage que révèle Fragments d’un paysage miné de Patrick Tourneboeuf. Mettant en lumière le bassin minier de Lens, son travail fixe les tiraillements économiques d’un territoire à travers une esthétique de la trace. Une attente se fait sentir. La transformation jaillira-t-elle depuis les végétaux qui fleuriront la mémoire de la terre ou celles des êtres humains ? Face aux puissances de destruction qui asphyxient toute forme de vie, quels autres choix nous reste-t-il que de fuir ou de combattre au prix de sa vie ? Et comment continuer quand le corps est brisé (Instants de Caty Jan) ?
La série Exil blanc de Jean-Christian Bourcart fait basculer le lecteur dans un paysage blanc irréel. Disposés aux bords des images, sans repères dans une vaste blancheur artificielle, le photographe rend palpable l’arrachement des migrants à leur pays. Comme si, seul l’imaginaire pouvait toucher du doigt l’intensité de l’absence d’une terre familière, devenue inhospitalière. Cette série photographique pourrait bien alimenter les discussions autour du potentiel visionnaire de l’art, ne serait-ce qu’à la lumière des prévisions du GIEC concernant les flux migratoires qu’engendrera l’accélération des effets de la crise écologique. Expire de Denis Bourges repousse les limites de la photographie comme témoin de son temps en s’intéressant au mouvement écologiste Extinction Rébellion. À l’initiative d’une journée d’action qui visait le bloquage de la circulation autour de l’Assemblée nationale (2019), les militants s’étaient recouvert le visage de cellophane pour revendiquer la fin du plastique. Denis Bourges livre une écriture en noir et blanc de l’étouffement et assume un regard engagé en participant à construire une mémoire et culture visuelle du militantisme. Enfin, plus onirique, Funambule de Meyer donne à voir des personnages suspendus dans les airs, endormis, attendant la chute, projetant la brisure d’un dernier fil ? Si la chute est un motif récurrent du récit de la catastrophe, l’imaginaire permettrait de contre-effectuer un sentiment de fatalité, y compris dans ses ambivalences et sa précarité.
Le collectif a-t-il vu juste en exposant des fragilités à travers plusieurs points de vue situés ? Si la vulnérabilité est souvent corollaire aux chocs extérieurs, la fragilité est inhérente à la vie, dépasse les dichotomies (humains / non humains, raison / émotions, etc.) ce qui est ici mis en exergue, par exemple, dans la recherche d’un équilibre entre réel et imaginaire. De plus, la structure non linéaire du déroulé photographique ici présenté évite un durcissement du propos vers une autre norme, celle de la résilience au profit d’une réhabilitation de la notion de dignité. Cet ouvrage aurait peut être pu pousser l’engagement un peu plus loin en partant à la rencontre d’autres minorités consolidant ainsi un imaginaire de la marge. Car dans les marges, peuvent naitre des résistances en mode mineur comme des survivances des lucioles de Pasolini. Que peut l’art, et en particulier la photographie, face aux brisures individuelles et collectives engendrées par l’accumulation de crises sociales, politiques, écologiques ? Peut être, persister dans cette attention portée au positif et au négatif de notre être-au-monde, ne serait-ce que pour mettre en mouvement nos propres polarités.
[1] TENDANCE FLOUE (collectif), Fragiles, Paris, Éditions Textuel, 2022.
[2] Pascal Aimar, Thierry Ardouin, Denis Bourges, Gilles Coulon, Olivier Culmann, Grégoire Eloy, Mat Jacob, Caty Jan, Yohanne Lamoulère, Philippe Lopparelli, Bertrand Meunier, Meyer, Flore-Aël Surun, Patrick Tourneboeuf, Alain Willaume.
[3] TENDANCE FLOUE (collectif), Fragiles, Paris, Éditions Textuel, 2022.
[4] Ibid., p.7.
[5] PATRON Sylvie (sous la direction), Small Stories. Un nouveau paradigme pour les recherches sur le récit, Paris, Éditions Hermann, « Cahier Textuel » coll. de l’UFR « Lettres, arts, cinéma » de l’Université de Paris, 2020.
[6] POIVERT Michel, Contre-culture dans la photographie contemporaine, Paris, Éditions Textuel, 2022 , p. 204.
[7] FOESSEL Michaël, La nuit, vivre sans témoin, Paris, Éditions Autrement, coll. Les Grands Mots, 2017 , p. 22.