Chris Killip

Chris Killip
Chris Killip, Helen et her Hula-hoop, Seacoal Camp, Lynemouth, Northumbria, 1984.
À voir

Une grande partie de l’œuvre du photographe britannique, Chris Killip (1946-2020), consacrée au noir et blanc, est connue, en dehors des nombreuses expositions qui lui ont été consacrées, par son livre In Flagrante[1] (En flagrant délit). Le titre même de l’ouvrage indique la veine documentaire de l’œuvre, scènes ou lieux pris sur le fait et sur le vif d’un temps qui a cours dans les années qui ont vu la Grande-Bretagne, sous Margaret Thatcher, traverser une crise majeure et ravageuse d’une extrême violence pour la classe ouvrière anglaise. Bien qu’elle chronique indubitablement, style matter of fact, cette période de l’histoire anglaise, l’œuvre de Killip ne se réduit pas au constat de la crise et de ses effets destructeurs sur une population pauvre et aux conditions de vie des plus rudes. Fixant l’attention sur des personnes et des lieux déshérités, Killip met sans aucun doute hors champ la high society, qui a mieux que survécu à la crise quand elle n’en a pas profité, photographiée quant à elle par son confrère Martin Parr avec l’ironie des couleurs acidulées qu’on lui connaît, mais au-delà de ce contrechamp et du violent contraste pauvreté/richesse, noir-blanc/couleur, quartiers populaires/ beaux-quartiers, Killip montre une attention à ses sujets véritablement poignante, au sens du punctum de Roland Barthes, « un détail (punctum) qui m’attire ou me blesse »[2]. Ainsi dans l’une de ses photographies les plus connues Torse, Pelaw, Gateshead, Tyneside (1978) qui ne montre de l’homme assis sur un mur de briques que le bas du corps à partir de la poitrine, mains en appui sur le rebord du mur, jambes pendantes, pardessus, pantalon à revers et chaussures en état, le tout sans doute quelque peu défraîchi indique néanmoins qu’il s’est mis en frais pour le marché du dimanche. A y regarder de plus près, deux détails saisissent le regard, la poche droite du pardessus raccommodée à la hâte d’un fil noir et les lacets des chaussures trop courts qui n’enfilent que deux œillets sur cinq ou six, sans compter cet autre détail, la main droite qui sert ce qui ressemble peut-être à une clé. Le cliché ne dit pas que la pauvreté, et peut-être la solitude car le rafistolage de la poche du manteau ne témoigne pas pour l’œuvre d’une femme un peu experte en couture, il exprime plus encore la dignité d’un homme qui entend compter dans le moment collectif du marché, moins constat d’un état par conséquent que signe discret d’une exigence, sortir du mur sombre aux briques toutes semblables sur lequel il est assis, être quelqu’un.

 

Chris Killip, Torse, Pelaw, Gateshead, Tyneside, 1978.

 

Sortir du mur, sortir du noir les hommes et les paysages, les faire revenir de la sombre invisibilité à laquelle les vouent le mépris de la classe dirigeante et l’indifférence des classes moyennes, être le témoin sensible de vies rudes, acharnées malgré tout à vivre et à exister, tel paraît être le sens de l’entreprise de Kris Killip que ne guette cependant aucun misérabilisme. D’où un style empreint de la morne grisaille des lieux diluée dans le ton sur ton du gris argentique qui se conjugue avec la découpe nette d’un jeu d’ombre et de lumière (True Love Wall, 1975) ou de figures figées dans une attente sans nom (David and Whippet Waiting for Salmon, 1983), ou dans la série Seacoal montrant des hommes en bord de mer ramassant du charbon provenant des mines du Northumberland. Coincés entre une mer inhospitalière, des murs de briques inéluctables et des chantiers navals écrasants (Housing and Shipyard, 1975), trois jeunes enfants font de la rue déserte et sinistre leur terrain de jeux, l’un d’entre eux figé fixant le photographe, qui ne s’en cache pas, comme étonné qu’il y ait là matière à curiosité ; ils vivent là, quoi de plus naturel ? Sur l’enfance, le regard de Kris Killip est particulièrement empathique, à côté des adultes à la peine des travaux et des jours, leur vivacité le surprend, comme dans Helen and Her Hula-hoop, 1984), où l’on voit sur fond d’un terrain vague en bord de mer jonché de débris une toute jeune fille donner de l’élan à son cerveau, emportant dans son mouvement le paysage qui bascule dans le plan de l’image, le regard du photographe littéralement happé par son sujet, le suivant plutôt que le cadrant et l’arrêtant. L’œuvre de Kris Killip fait mieux que documenter des vies, ce qui sous cet angle le rapprocherait de l’un de ses maîtres en photographie, Paul Strand[3], il participe et sympathise par l’image avec leurs existences qui n’ont pas attendu le photographe pour être ce qu’elles sont, rudes et vaillantes, se tenant debout vaille que vaille, mais auxquelles il rend grâce d’une image comme prise en passant dans le cours de leur vie. Il les prend en flagrant délit d’existence, au cas par cas et singulièrement, travaillant, se reposant, se distrayant et même s’ennuyant, Brother and Sister Waiting (1981), très belle photographie de deux adolescents assis côte à côte, la fille, tête plongée dans les genoux, grapillant de menus cailloux à ses pieds, le garçon légèrement de biais sur la droite, tête dans les mains en appui sur les genoux, regard perdu ou aux aguets.

 

Chris Killip, John on the Coal, Seacoal Camp, Lynemouth, Northumerland, 1983.

 

Extraire les figures du paysage tout en les y inscrivant, c’est d’autant plus le fait marquant de In Flagrante que plusieurs clichés sont pris dans la région minière du Northumberland, à l’image du jeune garçon qui s’ennuie ou rêvasse allongé sur un tas de charbon (John on the coal). La mise au noir à laquelle se livre ici la photographie fait écho à la noirceur de la mine saturant le paysage de toutes ses nuances, du gris du ciel à la terre sombre dominée par la silhouette inquiétante des chevalets de mine et le relief des terrils. Mais c’est dans le reportage sur les ouvriers de l’usine de pneumatique Pirelli à Burton upon Trent (1989) que Killip est amené à pousser la mise au noir à son comble, d’une façon qui relève moins, cette fois, de l’enquête existentielle comme dans les clichés précédemment évoqués que d’une mise en scène esthétique du geste ouvrier. Parmi d’autres, en témoigne le cliché Tyre Builder, numéro 96 dans l’édition de référence déjà citée[4], qui montre sur fond intégralement noir un ouvrier à l’ouvrage en train de manier à deux mains un outil. Si on ne voit pas précisément ce qu’il fait, à quoi il s’affaire, peut-être déchausser un pneu ou le mettre en place, la manière dont il le fait est saisie avec la plus extrême précision. De l’ouvrier, on ne voit que la partie agissante du corps s’appliquant à mener l’opération en cours, la tête en amorce penchée de guingois au plus près de l’ouvrage, prolongeant l’épaule le bras droit dégagé de la combinaison de travail déchirée fait levier en gros plan, poils fournis à l’avant-bras couvrant un tatouage, pour maintenir solidement l’outil ; application, précision et force d’un savoir-faire en acte. Là encore, et bien que l’aspect documentaire de la photographie soit dans ce genre de clichés plus prégnant, elle ne se départit pas d’une attention à la particularité d’un geste et à la singularité de celui qui l’accomplit. Si, à tout prendre, on peut se risquer à parler d’une photographie humaniste, ce n’est pas d’y trouver la postulation sous-jacente d’une essence de l’homme, comme dans la fameuse exposition The Family of man naguère critiquée par Roland Barthes[5], mais d’y percevoir une sensibilité en affinité avec la singularité des expériences de vie.

Une exposition consacrée à Chris Killip, « Chris Killip : An Anthology » est présentée à la Galerie Magnum de Paris du 24 février au 6 mai 2023. 

 

 

[1] Killip, Chris, In Flagrante, Secker & Warburg, Londres, 1988. Réédition allemande, Chris Killip. Arbeit work, Folkwang/Steidl, Göttingen, 2012.

[2] Barthes, Roland, La chambre claire. Note sur la photographie, Cahiers du cinéma/Gallimard/Deuil, Paris, 1980, p. 69

[3] L’exposition Paul Strand. L’équilibre des forces qui se tient actuellement jusqu’au 23 avril à la Fondation Henri Cartier-Bresson à Paris est l’occasion de comparer leur regard, celui de Strand au cadrage plus serré et plus constatif, celui de Killip, plus ouvert et empathique.

[4] Killip, Chris, In Flagrante, Secker & Warburg, Londres, 1988. Réédition allemande, Chris Killip. Arbeit work, Folkwang/Steidl, Göttingen, 2012.

[5] Barthes, Roland, « La grande famille des hommes », in Mythologies, Seuil, Paris, 1957.