Rémy Hysbergue est un peintre français actuellement exposé à la Galerie Richard à Paris. Le texte qui suit est un assemblage de plusieurs propos tenus par l’artiste lors d’une série d’entretiens. Libres et futiles (selon l’artiste), ces morceaux choisis informent sur sa formation et ses influences. Ils précisent sa conception de l’art et les réflexions au départ de sa pratique.
J’ai étudié aux Arts Appliqués où j’ai fait du dessin animé et de la création textile. J’ai appris à travailler vite et à travailler en mélangeant des choses venues d’ici et là. J’avais un très bon professeur d’histoire de l’art. Ensuite, j’ai fait les Arts Décoratifs où je n’ai rien appris en termes de peinture mais où, par contre, il y avait des cours sur Bach et sur le sacré qui étaient magiques. Je viens d’un milieu assez populaire, je n’ai pas vu une peinture avant mes dix-huit ans. C’était déjà énorme que je puisse arriver aux Arts Décoratifs de Paris. J’ai un peu galéré avant de commencer à penser et avant de faire croire à mes parents que je pourrais être peintre. Mais ça m’a servi, je savais que ça allait être long (et ce n’est toujours pas fini). J’ai appris à avoir un certain degré d’exigence. Je n’ai pas osé faire de la peinture les dix premières années qui ont suivi mes études ; j’ai fait des petits dessins.
J’étais intéressé par Agnes Martin et Richard Tuttle qui arrivaient à susciter une émotion avec très peu de choses, ça me plaisait bien. Et puis après, ça m’a un peu ennuyé. Je me demande quand même comment Agnes Martin a pu faire ça toute sa vie. En fait, je crois que ce n’est plus de la peinture, il manque une case pour définir ce que c’est. On range ça dans la catégorie peinture mais je crois que c’est autre chose. Il ne faudrait pas la regarder comme une peintre. C’est une autre manière de penser et d’être au monde. C’est un peu comme les haïkus en poésie : au départ ils ne faisaient pas de la poésie. Quand Matsuo Bashō écrit, il ne fait pas de la poésie. Pour Martin c’est la même chose, c’est une trace de vie mais ce n’est pas de la peinture. La fin de son travail est plutôt une quête spirituelle. Elle a d’ailleurs écrit à ce sujet. Je me demande parfois s’il n’aurait pas fallu qu’elle brûle ses tableaux, ou qu’elle les jette. Elle savait jeter, elle en a jeté certains.
C’est un peu comme les dessins tantriques en Inde qui sont faits depuis des millénaires. Quand quelqu’un est malade ou qu’il ne va pas bien, il peut aller voir une personne qui lui dessine des choses très simples (un rond, un carré bleu ciel) sur une petite feuille. Ce n’est pas un médicament, c’est une sorte de, je le dis avec mes mots d’Occidentaux, support à rééquilibre. Ces dessins sont magnifiques. L’un des premiers à les avoir exposés était, je crois, Jean-Hubert Martin, dans l’exposition « Les magiciens de la terre ». Assez intelligemment, il avait mis ça à côté d’un Daniel Buren. Ces petits dessins mettaient une claque à plein d’artistes mais, derrière la similitude formelle, ce n’était pas la même démarche, et surtout, ce n’était pas amené à être exposé là. Jean-Hubert Martin avait une conscience des objets. Il tenait un propos en mélangeant des objets profanes et sacrés.
Mais, si vous faites une exposition en ne montrant que ces dessins, d’une part c’est très vulgaire, et d’autre part ça dénature ce pour quoi c’était fait au départ. On ne devrait pas pouvoir découper dans le réel de cette façon, en prendre un morceau parce qu’on le trouve chouette. Ça transforme tout. Au départ, ces dessins étaient anonymes mais, quand certains se sont aperçus qu’ils suscitaient un intérêt, ils ont commencé à les signer. À ce moment-là, on a perdu tout le sens parce que l’idée était justement que vous aviez votre dessin pendant une journée. Il agissait comme une sorte de talisman abstrait mais après vous le jetiez ou vous le brûliez ; il n’était pas amené à être gardé ou collectionné.
Pour en revenir à Martin, elle aurait peut-être dû arrêter de peindre comme Degottex a arrêté quand il est parti dans un monastère zen. Il y a des gens qui meurent tôt, il y en a qui décident d’arrêter et y en a aussi qui continuent et dont l’œuvre parfois s’affaiblit. Je ne veux pas exagérer, le travail de Martin n’est pas irregardable, loin de là ! C’est juste que, parfois, il est un peu mièvre. C’est je trouve aussi le cas de Pierrette Bloch, ses travaux à un moment se sont dilués. Je me demande s’il n’y a pas eu une muséification du travail de Martin, liée au marché, parce qu’en fait elle a très peu produit. Mais c’est quelqu’un d’intéressant et je l’ai pas mal regardée.
J’ai lu aussi ce qu’elle avait écrit. L’exigence de ce qu’elle fait, son rapport au travail, à l’humilité et à l’orgueil m’a beaucoup intéressé. Le travail d’atelier demande cette exigence. J’ai un vieux collègue peintre qui dit qu’un peintre ça se voit à vingt mètres. Ce n’est pas si faux. C’est irrationnel d’être peintre après toutes les personnes qui sont passées avant nous. Si on n’a pas un tout petit peu d’humilité, mais en même temps un tout petit peu d’orgueil, on ne se met pas à peindre.
Quand je suis sorti des Arts Décoratifs, je n’ai pas fait de peinture pendant dix ans alors que c’était ce qui m’intéressait. Je ne voyais pas par où attaquer le sujet, ça ne me semblait pas possible. Maintenant, je le fais, parce qu’il fallait bien que je commence à faire des choses et que ça m’amuse, mais si vous allez au Louvre, rien qu’une heure, il y a de quoi vouloir tout arrêter. Comment faisaient-ils pour peindre un tableau comme ça…? Ils venaient de l’espace ce n’est pas possible… Pensez à Franck Stella, imaginez l’épaisseur d’un catalogue raisonné des œuvres de Stella ! Certes, il n’y a pas que du bon mais on se demande comment ça peut être l’œuvre d’un seul artiste. Est-ce qu’il s’est fait cloner ? Des artistes de cette envergure-là, il n’y en a pas beaucoup…
Parmi mes contemporains, il y a un artiste qui m’intéresse. Il s’appelle Thierry De Cordier et fait une drôle de peinture. Il a une formation de philosophe. Il peint très peu, il expose très peu et il refuse tout catalogue. Il y a des gens comme ça, un peu bizarres mais vivants. Martin Kippenberger a fait des choses très bien. Je trouve que Julian Schnabel, à un moment, avait fait des choses intéressantes ; avec la couleur, le velours, il y avait une chose qu’il savait bien faire. Il y a peu de gens dont je vénère vraiment le travail, dont je me dis « Waouh ! Il ou elle a encore fait ça », mais il y a encore de très grands artistes. Par exemple, chaque fois que je vais voir une exposition de Daniel Richter, je prends une claque ; je me dis « non il n’a pas osé faire ça », et en fait si, et j’apprécie. Ou Albert Oehlen, souvent je me dis, « il a encore poussé cet aspect-là ».
Il y a des gens impressionnants mais, globalement, on colle trop à une époque. Il y a beaucoup d’œuvres qui sont exactement ce qu’on attend maintenant et qui, dans six mois, seront juste has been. Je ressens un manque de profondeur, de lourdeur. Ce n’est pas de la nostalgie. Godard est mort il n’y a pas très longtemps. J’ai dû voir les trois-quarts de ses films. C’était quelqu’un, à chaque fois que j’allais voir un de ses films, au bout de cinq minutes, j’en avais presque assez tellement c’était riche, tellement ça remettait en cause la manière dont j’allais regarder ce film, dont j’avais l’habitude de regarder des films, et comment cette habitude pouvait être changée. Des monstres qui pensent à ce que ça va être avant que ça advienne, en peinture, j’aurais un peu de mal à vous en citer.
Mais c’est l’époque qui est comme ça, on doit digérer des milliards d’images tous les jours ; il faudrait être isolé dans une forêt pendant trente ans et vouloir quand même faire de la peinture pour faire des œuvres qui colleraient moins à l’époque. Si on veut faire une peinture un peu sérieuse, on doit digérer ça, il faut du temps. Il y a trois cents ans, on faisait le tour des deux trois places en Europe et on avait fait le tour de la peinture. Même s’il y avait d’autres choses dans d’autres civilisations, on ne le savait pas. Maintenant, on peut le faire de notre fauteuil mais il y a des milliards d’images, des milliards avalées, digérées et recrachées par d’autres. Il faut mettre tout ça à plat.
Une des solutions est de repartir de ce qui faisait la peinture, indépendamment de tout mouvement (de toute façon, il n’y a plus de mouvements). Pour moi, c’est la lumière, la touche, le souci de la composition parce que, sur ce point, il y a, à mon avis, beaucoup de fainéantise. Pour moi la question c’est « qu’est-ce qu’on fait avec ça maintenant ? »
Les trois entretiens de la revue sans titre sont disponibles aux liens suivants:
Rémy Hysbergue : quelques arrêts sur image