En hommage à Pierre Soulages, Art Critique reproduit ici un extrait du livre La peinture et l’image. Y a-t-il une peinture sans image ? du philosophe Patrick Vauday. Ce texte fut publié en 2002 par les Editions Pleins Feux.
La peinture de Soulages se donne expressément pour une peinture sans langage et sans image : pas de symbole à faire jouer comme chez Tapiès par exemple, pas de figuration ni d’illustration. Peinture radicalement muette et silencieuse qui ne montre rien d’identifiable ou d’imaginable ; peinture aveugle, et d’autant plus que dans la dernière période du peintre les toiles sont toutes de noir vêtues, comme en deuil de sujet et de couleur. Au mariage austère de la peinture avec elle-même, la mariée serait donc délibérément en noir ! Rien à dire, rien à voir : sauf précisément la peinture elle-même, somptueusement étalée, lissée, striée, rythmée, comme repliée ou dépliée dans son propre espace, vide certes de toute référence, peinture nue sans apprêt et sans histoire, mais pleine, et saturée d’elle-même. Confirmation en est donnée par les cartels où se lisent des titres comme : « Peinture 260 x 202 cm, 19 juin 1963 », « Peinture 189 x 81 cm, 10 janvier 1995 » ...rien que des dimensions et des dates ! On dirait un inventaire, l’acte d’enregistrement d’une naissance des plus banales, la consignation procédurale de simples faits. Une telle œuvre échappe à n’en pas douter à la condamnation platonicienne de la mimétique picturale pour usurpation de nom et tromperie sur la marchandise.
Reste que, pour reprendre la même image, la mariée est rien moins que triste, qu’elle est même éclatante et resplendissante à voir : pâtes somptueuses, textures variées, traces des instruments, pans rythmés. Et puis cette révélation chez Soulages du noir-couleur qui se nuance de toutes les couleurs dans le mélange de la matière et de la lumière, et plus récemment avec les peintures dites « outrenoir » la révélation du noir-lumière où vient rebondir et jouer la lumière. Le fait banal de la peinture, sa registration prosaïque accuse moins la banalité de la peinture qu’il ne la fait resplendir aux limites du langage, comme cet autre bord où les mots ne peuvent aborder. En un sens, la peinture « ce n’est que ça », rien à dire et rien à illustrer, et « c’est tout ça » qui échappe aux mots, qui est plus forts qu’eux : pas à dire mais « à voir » ! Il y aurait là plutôt qu’une limite du langage (une limite ça se franchit) un bord infranchissable, le long duquel on pourrait s’approcher au plus près de la peinture sans cesser pourtant d’en être loin, c’est-à-dire sans solution de continuité pour passer du langage à la peinture et la prendre dans le filet des mots : un bord disjoint comme les deux rives d’un fleuve qui coulerait entre le langage et la peinture ou l’image. Donc oui, on peut dire de la peinture de Soulages qu’elle est sans langage en ce sens que dépourvue de symboles représentatifs ou d’intentions expressives. À cet égard, rien n’est moins expressif d’une subjectivité que les grands gestes neutres de Soulages se refusant à la peinture gestuelle d’un Hans Hartung ou à l’expressionnisme abstrait d’un Jackson Pollock. Dans sa peinture le geste est commandé par son objet et sa matière, et non par l’imagination ou l’état d’âme de l’artiste. D’une certaine façon, une peinture sereine d’artisan sans histoire.
Peut-on dire pour autant qu’elle soit sans image ? Soulages n’a peint pratique ment que des tableaux, c’est-à-dire un espace érigé en tableaux. Il y a donc mobilisation du plan de l’image en vue d’exposer quelque chose en même temps qu’appel du regard pour nous y exposer en retour. Mais exposition de quoi ? De la matière qui se fait voir et mieux voir dans l’uniformité, au moins apparente, du noir ; de l’espace qui vibre en arrière des barricades du noir ou dans ses interstices, qui se déploie à grands coups de spatule ou de brosse dans les élancements et les vrilles du noir et qui se poursuit hors du cadre dans la lancée du mouvement ; de la lumière, tantôt amortie ou absorbée par la matité de la peinture, tantôt intégralement réfléchie par la surface miroitante du noir ; du temps enfin dont les rythmes du noir battent la mesure et scandent le passage.
Deux choses au moins sont ici à relever. D’une part, l’extraction de la lumière hors de la caverne du noir en une opération qui n’est pas sans rappeler les fameuses peintures de la grotte de Lascaux et qui consiste en une révélation réciproque de la matière et de la lumière ; puisque sans lumière la matière, comme trop pleine d’elle-même et aveugle, ne se montrerait pas, et puisque sans matière absorbante et réfléchissante la lumière resterait tout simplement invisible, évanouie dans sa propre transparence[1]. Il faut en quelque sorte détacher la lumière d’elle-même et de son rayonnement diaphane, et telle est la fonction primordiale de la tache-écran qui en arrêtant plus ou moins la lumière la révèle, l’incarne en la diffractant ou en la diffusant[2]. D’autre part, le balayage de la lumière dans la rencontre du plan du tableau et du regard du spectateur : il s’agit là d’un tout autre registre, celui de l’événement surgissant de la combinaison aléatoire des trois éléments surface-lumière-regard. À la part de l’espace et du lieu s’ajoute donc celle du temps et de l’événement.
Voici par conséquent à quoi expose un tableau de Soulages : au pur ici et maintenant débarrassé de toute anecdote et circonstance, à la croisée vivante de l’espace/temps qui coordonne toute existence.
[1] Voir à ce sujet Eliane Escoubas, Imago Mundi, p151-163, Paris, éd. Galilée, 1986.