Matt Saunders, éminent représentant d’une photographie à la fois expérimentale et contemplative, expose pour la première fois au Salon « Approche » à Paris, spécialisé dans les approches photographiques expérimentales. Saunders depuis toujours fait de la photographie sans prendre des photographies et travaille en chambre noire pour faire émerger d’un lointain intérieur des images qui prennent leurs sources dans sa connaissance et sa maîtrise du dessin et de la peinture, ainsi que dans l’histoire du cinéma. De cette histoire, il extrait ses acteurs-modèles, Udo Kier, Jean-Paul Belmondo, Asta Nielsen, Hertha Thiele et, plus récemment, Jane Birkin, et en réalise des portraits chargés à la fois d’« innocence et de transgression » et dont l’identité toujours complexe se situe souvent « dans la partie androgyne du spectre » (Antony Byrt).
Au fil des ans, Matt Saunders a poursuivi une pratique plurielle alliant peinture, dessin, photographie et animation vidéo, jusqu’à effacer les frontières entre ces différentes techniques. Le travail photographique est réalisé sans caméra : Saunders utilise le dessin et la peinture sur divers supports puis transfère les images ainsi créées sur le papier photographique pour réaliser des formes picturales hybrides. Une création qui a lieu entièrement en chambre noire : l’artiste parle de « blind date » (blind date entre la peinture et la photographie, mais aussi blind date entre lui et ses œuvres) et utilise, pour créer, l’ensemble de ses sens autres que la vision : le toucher, essentiel, mais aussi l’odorat, l’ouïe et même le goût. « Un des effets de l’obscurité profonde, explique l’artiste, est une attention particulière au présent. Il advient ce moment particulier – un instant de quelques secondes, ou parfois beaucoup plus long – où l’œuvre se fait – et de cet instant-là, je suis le témoin émerveillé plus que le créateur. » La pratique de Saunders, si elle se renouvelle constamment au gré de ses recherches expérimentales, est aussi et peut-être surtout une contemplation constante de la photographie elle-même : ses images, émotionnellement chargées autant que matériellement spécifiques, prennent corps dans la « matière photographique ».
Comme le dit l’historien de la photographie Michel Poivert dans une récente interview publiée sur l’Intervalle (Fabien Ribery), la photographie dite plasticienne rejoint aujourd’hui un fait anthropologique : « Dans une époque où le numérique a intensifié de façon inédite la présence des images, le photographique est un espace qui refonde l’idée de photographie autour des matériaux, des savoir-faire, des modes de sociabilité, des substances, des mythes qu’elle a véhiculés, des lieux et notions emblématiques (le laboratoire, la photosensibilité, le temps de la latence), et tout ce qui est propre à la photographie devient en soi le laboratoire d’une contre-culture proposant de faire autrement et autre chose que des images. »
Pour « Approche », Matt Saunders propose un dialogue intense entre corps et visages, chimie et peinture et entre des techniques hautement maîtrisées et des possibilités volontairement laissées au hasard. Sous le titre de « Some Closeness », il réunit deux corpus récents de travaux : les « Resist Drawings » sur papier gélatino-argentique, qui utilisent l’antipathie réciproque de la peinture à l’huile et des révélateurs à l’eau pour présenter des corps (dont l’apparition est nouvelle dans son travail), dans un espace-temps de rêverie à la fois classique et intime. Pour la série en cours « The Distances », l’artiste surpeint partiellement des C-prints réalisés à la main en chambre noire. Les sujets de ces portraits – les icônes de Saunders – sont à la fois créés et obscurcis par cette approche picturale. Une métaphore de l’exploration du désir et de la perte, et la promotion volontaire d’une féconde désorientation visuelle.
Dans le livre que Saunders vient de publier, Poems of our Climate (Dancing Foxes Press, Brooklyn, New York, 2022), Miranda Lichtenstein cite fort à propos Michelangelo Antonioni : « Nous savons que sous une image montrée, il y a une autre image plus fidèle à la réalité, et que sous cette deuxième image, il y en a encore une autre, et encore une autre. Jusqu’à la véritable image de cette réalité absolue et mystérieuse que personne ne verra jamais. »
Né en 1975 à Tacoma, aux Etats-Unis, Matt Saunders vit et travaille entre Berlin et Cambridge. Diplômé des écoles d’art de Harvard (BA, 1997) et de Yale (MFA, 2002), il est désormais Professeur titulaire d’« Art, Film, and Visual Studies » à Harvard. Il a collaboré avec Analix Forever de 1999 à 2010. Il est le lauréat de la deuxième édition du Prix Jean-François Prat (2013) et du Louis Comfort Tiffany Foundation Award (2009). Parmi ses expositions personnelles, il y a lieu de citer la Tate Liverpool (2012) et la Renaissance Society, Chicago (2010). Son travail a également été présenté dans de nombreuses expositions de groupe et notamment au Museum of Modern Art (MoMA, NY), au Whitney Museum (NY), au Drawing Room (Londres), au Deutsche Guggenheim (Berlin), au San Francisco Museum of Modern Art, à l’Aspen Art Museum (Colorado). Matt Saunders est aujourd’hui représenté par la galerie Marian Goodman.