Entrepreneur et administrateur de plusieurs sociétés en Afrique de l’Ouest, l’homme d’affaires Sidi Mohamed Kagnassi est aussi amateur d’art. Il partage avec nous sa vision du marché de l’art ouest-africain.
D’où vient votre intérêt pour l’art ?
Sidi Mohamed Kagnassi : Ma rencontre avec l’art s’est faite progressivement. A l’occasion de dîners, de voyages d’affaires, j’ai eu l’occasion d’assister à des vernissages et de discuter avec des artistes. Je me suis finalement lancé dans l’achat de ma première œuvre d’art suite à un coup de cœur dans une galerie à Abidjan.
L’art contemporain africain bénéficie d’un regain d’intérêt ces dernières années. Comment peut-on expliquer cela ?
Sidi Mohamed Kagnassi : Plusieurs facteurs peuvent l’expliquer. Au niveau international, à Paris et à Londres, deux grandes places du marché de l’art, de nombreuses galeries se spécialisent dans les arts africains (MAGNIN-A, Afikaris, Art-Z…). Et parallèlement, de grands évènements exposent et promeuvent les artistes du continent et de la diaspora. C’est le cas de la foire d’art 1-54 qui a lieu à Londres, New York, Marrakech et Paris ou encore de la foire parisienne AKAA (Also Known As Africa). Deux foires qui ont en commun d’avoir été créées par des femmes, Touria El Glaoui (1-54) et Victoria Mann (AKAA). Il y a aussi l’économiste Marilyn Douala Manga Bell qui a co-fondé avec son mari Didier Schaub en 1991 le premier centre d’art du continent africain, Doual’art. Que ce soit à l’international ou sur le continent, de nombreuses femmes jouent donc un rôle important pour la promotion de l’art africain.
Le regain d’intérêt pour l’art africain se retrouve également sur le continent, notamment en Afrique de l’Ouest. Le Sénégal et la Côte d’Ivoire font figure de moteurs pour les pays francophones de la région. Le Sénégal organise la Biennale de Dakar consacrée aux arts africains depuis 1989 tandis qu’en Côte d’Ivoire le réseau de galeries et de musées se densifie. En 2020, en dépit de la crise sanitaire, le pays est parvenu à inaugurer son premier musée d’art contemporain africain. Toutes ces initiatives sont un véritable tremplin pour les artistes du continent.
Pour autant, les ventes d’art contemporain africain restent minoritaires comparées à l’ensemble du marché. On les estime à 4%. La marge de progression est donc importante.
Les artistes africains ont-ils trouvé leur public ?
Sidi Mohamed Kagnassi : C’est un processus qui est en cours. A l’international, les artistes ouest-africains font peu à peu leur place. Pour preuve, le peintre ghanéen Amoako BOAFO est selon Artprice.com le premier artiste contemporain africain en termes de ventes, avec 11 500 041$ entre 2020 et 2021.
En Afrique, le marché de l’art se développe aussi grâce à un contexte économique favorable. Le ratio de population pauvre est en chute libre en Afrique subsaharienne, ce qui est une bonne chose. En 2019, selon les chiffres de la Banque mondiale, le taux de personnes avec moins de 1,90$ par jour est descendu à 35,1% contre 56,3% en 1999. Parallèlement, le PIB par habitant augmente et s’élève à 1 645 $ en 2021 (contre 594 en 2001). Un rapport du think tank américain Brookings Institution fixe même la dépense totale des ménages africains pour 2025 à 2 065 milliards de dollars (1 420 milliards de dollars en 2015). Des chiffres de bon augure qui constituent selon les experts un terreau favorable à l’émergence d’une classe aisée africaine, soit un vivier d’acheteurs potentiels.
Les artistes eux-mêmes font ce constat. Certains, partis faire carrière en dehors du continent, opèrent un retour pour exposer leur art dans des évènements artistiques africains. Et ce sont des artistes réputés à l’international comme Ouattara Watts ou encore Ernest Dükü. Ces retours sont la preuve qu’il y a un public en Afrique de l’Ouest, et qu’il vaut la peine de se déplacer, car des ventes peuvent avoir lieu.
En outre, acheter de l’art, et plus précisément de l’art africain, c’est aussi un investissement. Le marché a une marge de progression importante, il est donc intéressant d’investir maintenant. Les œuvres sont appelées à prendre de la valeur.
Les outils digitaux sont-ils bénéfiques aux artistes et au marché de l’art ?
Sidi Mohamed Kagnassi : Oui, ils le sont. La digitalisation donne plus de pouvoir et de liberté aux artistes. Elle leur permet de se faire connaître partout, indépendamment des frontières géographiques. Plus besoin de se rendre dans une galerie pour découvrir des œuvres d’art, on peut aussi le faire depuis son smartphone. Certes, l’expérience est différente, mais c’est un tremplin considérable pour les artistes qui maîtrisent ces outils. Je pense notamment aux photographes abidjanais Malick Kebe et au Ghanéen Prince Gyasi. Tous les deux utilisent leur smartphone pour créer et promouvoir leur art sur leurs réseaux sociaux, via notamment Instagram.
Et il y a aussi les NFT. Depuis bientôt deux ans, ces certificats de propriétés numériques ont considérablement bouleversé le marché de l’art. Elles confèrent plus d’autonomie aux artistes qui peuvent vendre plus facilement leurs œuvres. Les NFT sont donc une perspective enthousiasmante pour les artistes africains, mais aussi pour les acheteurs et les collectionneurs d’art : les ventes de NFT artistiques ont enregistré 2,6 milliards de dollars en 2021, l’année précédente elles s’élevaient seulement à 20 millions de dollars. Le marché est très porteur. L’engouement est tel que des œuvres d’art sous forme de NFT seront exposées à la prochaine foire AKAA à Paris.
Comment définiriez-vous l’art contemporain africain ? Quelles sont ses spécificités ?
Sidi Mohamed Kagnassi : L’art contemporain africain est intrinsèquement lié à l’histoire de notre continent. Dans beaucoup d’œuvres, on retrouve des références historiques, culturelles, politiques, parfois satiriques. En plus de cette couleur commune, beaucoup d’artistes prennent parti et abordent des problématiques inhérentes à notre siècle et à notre continent. Je pense par exemple au photographe Malick Kebé qui s’était confié au micro de France 24 sur son choix de valoriser les sujets à la peau noire en travaillant le contraste et la saturation dans ses œuvres. Derrière ce parti pris, il expliquait vouloir s’opposer au blanchiment de la peau, encore très présent en Afrique. On peut également citer la photographe franco-sénégalaise Delphine Diallo qui aborde dans ses œuvres le manque de représentation de la femme noire dans la société occidentale et l’artiste Zimbabwéenne Prudence Chimutuwah qui place la femme noire au cœur de ses créations.
Une autre thématique qui mobilise beaucoup d’artistes contemporains africains est celle de l’environnement. De plus en plus d’artistes travaillent à partir de matériaux recyclés. C’est le cas de l’Ivoirien Désiré Mounou Koffi qui recycle pour ses œuvres de vieux outils électroniques (téléphones, ordinateurs, claviers…). Le procédé est le même pour l’artiste plasticien Camerounais Pascale Marthine Tayou, réputé pour réutiliser et recycler des matériaux du quotidien ou encore pour El Anatsui, ce sculpteur Ghanéen qui revalorise des déchets comme les capsules de bouteilles. Autant d’œuvres et d’artistes qui entendent sensibiliser le continent et plus largement le monde a une problématique majeure en Afrique : la mauvaise gestion des déchets. 69% d’entre eux sont déversés dans la nature, à ciel ouvert, et l’Afrique devrait produire trois fois plus de déchets à l’horizon 2050 selon la Banque mondiale, c’est donc un sujet brûlant.