Une tendance récente décrit l’état actuel du cinéma comme fragile et en déclin. De nombreuses personnalités du secteur ont exprimé cette opinion. C’est notamment le cas de Martin Scorsese qui, en 2019, a écrit un essai dans lequel il affirme: « the situation at this moment is brutal and inhospitable to art » (la situation actuelle est brutale et inhospitalière pour l’art.)¹ Beaucoup de ces prises de position invoquent les films de franchise et la façon moderne de les produire comme étant les principales responsables d’une tendance du cinéma à devenir de plus en plus formaté.
En effet, depuis la disparition des DVD, les films, après leur sortie en salle, ne génèrent plus d’argent. Leurs revenus sont maintenant essentiellement liés au nombre de billets vendus, de sorte que, pour maximiser les profits, un film doit maintenant maximiser son audience. Un film est plus accessible s’il a un style simple, une intrigue facile à suivre et peu de références culturelles. C’est pourquoi suivre une formule déjà éprouvée qui fonctionne est, lors de la réalisation d’un film, privilégié relativement au talent créatif individuel. Le résultat de ces pratiques est un marché saturé de films presque identiques.
Par ailleurs, le streaming est devenu une alternative aux sorties en salles maintenant que tous les grands studios ont lancé leur propre plateforme. Cette option permet à des films de réalisateurs moins connus d’atteindre instantanément une audience de millions de personnes, ce qu’ils n’auraient pas obtenu en salle. Cependant, pour être économiquement rentables, les sociétés de streaming ont besoin d’utilisateurs consommant le plus de contenu possible. Il s’ensuit que beaucoup de films proposés ne sont pas conçus pour être des expériences cinématographiques mais plutôt des expériences ambiantes où les résultats sont « aussi négligeables qu’intéressants », comme l’a écrit Brian Eno en 1978 pour définir la musique ambiante.² Les consommateurs peuvent alors regarder des films en cuisinant, faisant leur ménage ou en naviguant sur leur téléphone, les heures passées sur le service justifiant le prix de l’abonnement.
Ces évolutions ont permis aux grands studios et à l’industrie cinématographique de se développer, mais la plupart des bénéfices du cinéma vont maintenant à des remakes, suites ou réinterprétations de films déjà existants. Seulement 3 des 50 films les plus rentables des années 2010 sont des scénarios originaux. Parallèlement, le cinéma d’auteur et reconnu est en difficulté. Les téléspectateurs de la cérémonie des Oscars, qui reste la célébration la plus populaire érigée en son honneur, diminuent régulièrement depuis des décennies. En 1998 55 millions de personnes ont regardé la cérémonie, contre 41 millions en 2010 et seulement 16,6 millions en 2022. De plus, les films qui remportent des prix rapportent moins d’argent au fil du temps. L’ensemble des lauréats du meilleur film des années 1990 a globalement rapporté environ 5 milliards de dollars, tandis que les lauréats des années 2000 ont rapporté 3,4 milliards de dollars et ceux des années 2010 seulement 2 milliards de dollars.
C’est, sans doute, ce phénomène que Scorsese et ses collègues expriment dans leurs prises de position. La mondialisation a renforcé l’industrie cinématographique, mais le cinéma d’auteur a perdu en puissance économique et influence culturelle. Même si la façon moderne de faire des films est en partie responsable de ce déclin, il semblerait que les modes de consommation actuelle en soient la principale raison. Le cinéma se trouve aujourd’hui dans une situation unique. Alors qu’il a dominé le XXe siècle en tant qu’expression artistique la plus populaire, il est possible que ce ne soit plus le cas au XXIe siècle et d’autres formes de contenus artistiques pourraient en effet prendre sa place.
L’augmentation notable du débit sur internet dans le monde au début des années 2010 s’est accompagnée d’un déplacement du moyen d’expression principal en ligne, qui est passé du texte aux photos et ensuite, à la vidéo. Parallèlement, la qualité des caméras des smartphones n’a cessé de progresser et des services de partage comme Instagram ont incité des personnes ordinaires, et pas seulement des photographes professionnels, à prendre et partager des photos (l’application Snapchat est allée encore plus loin en faisant de l’appareil photo la première chose que les utilisateurs voient en ouvrant l’application). Un collectif de personnes ordinaires a alors pu devenir auteur principal de tout type de contenus en ligne, produisant des quantités massives de productions partagées.
Pour favoriser leur attractivité, les entreprises à l’origine de ces réseaux sociaux ont rapidement eu l’idée de montrer les contenus les plus populaires aux utilisateurs pour les inciter à rester connectés. Cette démarche a commencé en 2009 avec l’introduction des « likes » et « retweets » comme outils de détection des contenus les plus appréciés, démarche qui s’est généralisée à tous les réseaux sociaux à partir de 2014 grâce à des algorithmes adaptés. Le passage de la chronologie des contenus à leur choix informatisé, début de la viralisation, a permis à n’importe quel auteur d’atteindre un public global de millions, aujourd’hui transformés en milliards de personnes.
Des entreprises plus récentes comme TikTok ont poussé encore plus loin ces nouvelles dynamiques en simplifiant encore la démarche d’évaluation et en la systématisant. En effet, sur ce réseau, il suffit de faire glisser, selon son intérêt, vers le haut ou vers le bas, le contenu proposé, ce qui a pour conséquence de permettre de connaître les goûts des utilisateurs à chaque interaction. Si l’on ajoute à cela l’offre quasi infinie de vidéos de toutes cultures et langues, quelques minutes suffisent pour personnaliser le contenu montré à n’importe qui sur terre, donnant directement accès à une audience mondiale. De plus, en faisant des algorithmes les principaux arbitres de ce qui est vu, TikTok permet plus facilement à n’importe qui de devenir connu, sans même bénéficier de l’appui d’un réseau. Tout utilisateur peut générer des milliards de vues sans avoir de statut particulier, d’abonnés ou même d’amis sur la plateforme. L’incorporation de ces dynamiques dans le design et la mécanique de l’application est en partie responsable de l’énorme succès de TikTok qui peut décréter en avril 2022 : « We are an entertainment company. » (Nous sommes une entreprise de divertissement.) ³
Ainsi, les contenus parallèles à ceux produits par l’industrie du cinéma sont maintenant, par leur omniprésence, devenus les concurrents directs de ce média plus ancien. Le cinéma, qui s’est retrouvé au milieu de ce nouveau monde, n’a pas réussi à s’adapter. Les films sont restés pratiquement les mêmes alors même qu’ils commençaient à être consommés comme n’importe quel autre type de média en ligne. Mais, plus encore, pris dans ces nouveaux dispositifs, certaines de ses particularités sont devenues des handicaps. Puisque les films sont maintenant disponibles à tout moment et peuvent être mis en pause, la continuité singulière du cinéma classique est maintenant souvent cassée. De même, puisque les films sont également devenus accessibles en tout lieu, les spectateurs ont commencé à les regarder seuls ou avec un petit nombre d’autres personnes, ce qui a détruit le caractère local et collectif du cinéma. Enfin, puisque les téléphones et les ordinateurs sont devenus les principaux écrans pour la plupart des gens, le cinéma perd le grand écran.
En raison des changements introduits dans sa réception, lesquels lui ont fait perdre le caractère événementiel constitutif de son aura, le cinéma s’est réduit à son seul contenu. Sans prise en compte de ces nouvelles conditions de visionnage, il risque ainsi de ne pas être le principal vecteur narratif du XXIe siècle. En osant un parallèle avec l’industrie automobile, il convient de se souvenir que les 50 premières années de cette industrie ont consisté à créer et vendre des voitures, mais que les 50 années suivantes ont porté sur tout ce qui a changé une fois que tout le monde en possède une. Des villes, banlieues, entreprises, gens et cultures ont été complètement transformés.
L’accès à l’internet est considéré comme un droit humain depuis 2016 et le nombre d’utilisateurs de smartphones augmente rapidement : en 2022, 84 % de la population mondiale en possède un. Ces technologies se répandent et deviennent universelles comme les voitures avant elles, ce qui indique que les audiences mondiales et l’auteurisme collectif continueront à façonner le fonctionnement de nombreuses industries.
C’est ici que les cinéastes ont l’opportunité de réfléchir à la manière dont ils pourraient adapter l’expérience cinématographique à des nouveaux formats. Pour cela, ils devront peut-être s’éloigner de certaines caractéristiques du cinéma traditionnel et en adopter de nouvelles dynamiques. En ce sens, le succès de TikTok pourrait signifier que la vidéo de courte durée en format portrait est une première évolution et une première réponse à la question « qu’arrive-t-il au cinéma lorsque tout le monde a un téléphone et Internet ? » Mais à mesure que les films, la technologie changeront et que les individus s’y adapteront, la vidéo de format court pourrait évoluer à son tour et s’éloigner encore plus des ambitions cinématographiques traditionnelles. À ce moment-là, s’agira-t-il encore de cinéma ou de quelque chose de nouveau ?
¹ https://www.nytimes.com/2019/11/04/opinion/martin-scorsese-marvel.html
² http://music.hyperreal.org/artists/brian_eno/MFA-txt.html
³ https://www.cnbc.com/2022/06/16/tiktok-were-an-entertainment-app-not-a-social-networklikefacebook.html