L’une des questions que me semble travailler, au long cours et sans désemparer, l’œuvre de matieu[1], c’est la question de l’espace. Affaire de peinture, bien sûr, puisque le tableau – car matieu continue de s’inscrire dans la haute tradition du tableau -, c’est d’abord un espace qui s’ouvre, fenêtre ouverte, a-t-on pu dire depuis Alberti, au monde ou à une histoire ; à quoi d’autre encore, c’est ce qui reste à voir. Mais dans son cas, il convient de remonter en amont de la peinture, aux mathématiques dans lesquelles sa jeunesse s’illustra brillamment. Ce pas en arrière est d’autant moins superflu que plus d’un parmi ceux qu’interroge son œuvre est surpris par l’insistante présence de la géométrie dans nombre de ses tableaux, gênante aux yeux de certains qui tendent à y voir l’échafaudage que l’ouvrier/artisan aurait oublié de démonter après l’achèvement de l’ouvrage. Matieu insiste pourtant, réitère, s’obstine de différentes manières, dallages, pavages, mosaïques, étoilements, grilles, réguliers ou irréguliers, prolongeant le plan, l’étirant jusqu’à le faire se gondoler et parfois éclater en libérant des modules flottant librement dans l’espace. Il n’y a guère que l’œuvre ultime, présentée dans l’exposition posthume mais entièrement concertée par lui peu avant sa mort, La Ronde. L’inoubliable joie de vivre (2017), pour l’oublier dans le ruissellement et la danse des lignes de couleur. D’où vient cette obstination ? A quoi tient-elle et pourquoi matieu s’y tient-il ? Pour en savoir un peu plus, un pas en avant, cette fois, peut être éclairant, celui qui mène à la question politique. Engagé politiquement, matieu l’était sans conteste, sa participation à différentes manifestations de protestation contre l’ordre établi en atteste, mais la question n’est pas de savoir si sa peinture est engagée mais comment elle l’est et comment elle engage, d’une manière proprement picturale, la question du politique. Soit, dira-t-on, mais alors, pourquoi les mathématiques, la géométrie ? Sauf à les verser du côté, en forçant un peu le trait, des forces de l’ordre quadrillant l’espace social à des fins de maintien de l’ordre. S’agirait-il de géométriser pour ébranler l’ordre, le soulever et, finalement, le faire exploser ? Cette vision romantique et réductrice, par métaphore, des mathématiques ne peut être celle de matieu, ne serait-ce que parce qu’elles ont ouvert l’espace, et l’esprit par voie de conséquence, à l’infini qui permet de déclore l’ordre donné, l’ordonné pourrait-on dire, du monde tel qu’il va et s’impose.
En peinture, tout tient par la ligne et la couleur, même s’il serait plus approprié de parler de trait et de tâche. Un dessin de matieu, formidable dessinateur, est l’une des entrées possibles pour la compréhension dans son œuvre du nouage des mathématiques et de la peinture, non au sens d’une mise au pas de l’une par l’autre mais d’une avancée féconde dans un espace à venir, débordant l’étant donné du monde. Ce dessin au crayon qui a pour titre Peano (1979), du nom du célèbre mathématicien italien de la fin du XIXème siècle notamment connu pour la fameuse courbe de Peano, présente un carré noir entaillé d’une fine ligne claire qui en parcourt toute la surface sans jamais se recouper ; c’est la mise en espace de la propriété d’une courbe continue dont Peano a démontré qu’elle peut engendrer une surface quelconque de dimension 2 à partir d’une ligne de dimension 1 dépourvue de surface. Si d’expérience, celle d’un écolier par exemple, une ligne peut s’inscrire sur une surface, il semble impossible qu’elle puisse donner lieu à une surface, la ligne, par stricte définition géométrique, n’occupant aucune surface. Si la démonstration de cette propriété par Peano mobilise les ressources sophistiquées de l’algèbre, le dessin de matieu en propose en quelque sorte la matérialisation en faisant passer l’abstraction de la ligne du géomètre à l’état concret du trait du dessinateur. Quel intérêt revêt cette transformation pour le peintre et singulièrement pour le peintre qu’est matieu ? Celui, assez simple finalement, de l’engendrement d’un espace quelconque, un plan plutôt s’agissant d’un espace à deux dimensions tel celui de la peinture, mais qui présente deux propriétés essentielles, l’infinité et l’homogénéité, sans limite ni inégalité de valeur quant aux différents points qui le constituent, équivalents par conséquent. L’espace à deux dimensions est donc un espace d’égalité que matérialisent de façons différentes les pavages, dallages, mosaïques, marqueteries, grilles et autres réticulations virtuellement infinies de l’espace. En bref, ça fuit à perte de vue, vue dont la tendance est précisément de circonscrire. Mais est-il approprié de parler d’égalité ? N’y faut-il pas une rupture d’égalité, quelque chose qui arrête la fuite et la fait se dresser au-dessus du plan d’égalité pour prendre la mesure des inégalités ?
C’est la troisième dimension dans la peinture de matieu, le surgissement et l’érection de la figure dans le plan, celle de l’homme par qui arrive l’inégalité. C’est en quelque sorte topique car l’homme qui se dresse en un lieu quelconque ne peut faire autrement, dans un premier temps, que privilégier son point de vue en voyant plus près et plus loin, plus petit et plus grand et ainsi de suite. L’homme dressé, l’homme debout non seulement s’élève mais, du fait même, fait de l’ombre, plonge dans l’ombre ce qui l’entoure, à moins d’y sombrer à son tour par plus grand que lui, et pris le plus souvent dans un jeu d’ombres mouvantes et contraires selon les différents points de vue à la croisée desquels il se trouve par sa position sociale, son genre et son pouvoir. On peut dire l’homme, d’emblée, plutôt que l’humain, car il s’auto-institue en surplomb de l’animalité. L’ordre humain, ce sont aussi les pieux des parcs à moules découverts après son installation dans la Manche qui figureront dans le tableau La banalité du massacre : les soldats (2000-2001), inspiré de Die Soldaten, l’opéra de Zimmermann ; ces pieux droits dans leur indifférence aux massacres, érigés dans le lac de sang des vaincus.
Qu’est-ce que l’homme ? La réponse picturale de matieu à cette question, pour autant que ce soit bien la sienne, est variable, j’en discerne au moins deux. La première consiste à fondre l’homme dans l’espace qui le trame de part en part. En premier lieu, ce sont ces hommes et ces femmes, couchés, debout, penchés, s’enchevêtrant, tombant, gisant, faits de la même étoffe que l’espace où s’inscrivent leurs corps, à moins qu’ils n’y figurent en réserve, découpe nette dans le tissu des couleurs. Ces corps, non pas dressés à la verticale du plan mais fondus en lui ou flottant à sa surface ; d’où l’impression fréquente d’une superposition de papiers découpés qui laissent voir leur déchirure à la manière des Nouveaux réalistes, Villeglé par exemple, toutefois soigneusement, artistiquement dessinés et peints à la main. La seconde manière privilégie les ombres de proches et d’amis, souvent philosophes, sans les corps qui les projettent, du coup difficiles à identifier directement sans l’aide des cartels, d’autant moins que peu ressemblantes à leur modèle. A la différence des corps inscrits à la surface du plan, les ombres sont érigées, solitaires. Leur non-ressemblance, manifestement voulue, indique que matieu ne cherche pas l’homme dans son portrait, dans sa posture et sa mise sociale, ce que confirme l’absence de visage qui se retrouve dans des autoportraits de lui à l’époque d’une première atteinte de la maladie. Plutôt que des portraits, donc, des effigies qui présentent des hommes et des femmes en leur absence à eux-mêmes, privés de leur carte de visite sociale qui les fait reconnaître aux autres et à leurs propres yeux. Sur ce point, on pense à Deleuze opposant le visage tourné vers les autres à la tête prolongeant le corps dans une sorte d’obstination têtue à être. Si matieu cherche les hommes et les femmes dans l’effacement de leur visage et de leur corps, c’est qu’il cherche dans leurs ombres la part d’humanité qui leur revient en propre quoique dans l’indistinction des distinctions sociales qui les caractérisent et les séparent, c’est qu’il les trouve dans leur allure plutôt que dans leur stature, dans une manière d’être plutôt que dans une position sociale. Cette communauté des ombres répond à un souci d’égalité qui ignore les hiérarchies mais n’ignore pas pour autant la singularité de chacun et chacune, elle vérifie l’égalité dans l’indistinction de ceux et celles qui la composent.
Mais est-ce bien de l’homme qu’il est question ? Si la philosophie s’est échinée dans la longue tradition occidentale à en produire l’essence, à en décliner les attributs ontologiques, avant de régler son compte à la quête humaniste de l’homme avec ce qu’on a pu appeler les philosophies du soupçon, il semble que l’intérêt de matieu aille à autre chose qui n’est pas l’homme mais l’humanité, envisagée à la fois comme communauté de vie et vocation éthique singulière. Sa question, finalement, n’est pas « qu’est-ce que l’homme ? », question ontologique, mais « qu’est-ce qu’un homme ? », question éthique, et politique du moment qu’elle engage le rapport aux autres ? Qu’est-ce qui fait de l’homme un homme ? L’œuvre de matieu montre des hommes et des femmes, couchés, assis, debout. Dans les dessins des ombres, s’aperçoivent dans un coin, en réserve et en amorce, des pieds d’équerre avec les ombres, peut-être des figures couchées qui se seraient dressées, à moins que ce soit le destin qui les attend une fois la mort venue, qui sait ? Dans la série La candelaria (2009-2010), comme endormis à même le pavé des rues, les corps des gamins des favelas de Rio de Janeiro exécutés dans leur sommeil par un escadron de la mort. Quant aux assis – réminiscence du poème de Rimbaud ? -, ils font également série dans Petit personnage assis et Grand personnage assis, contraints dans la forme de leur assise, sauf à laisser vides leurs fauteuils (Le banquet) qui font signe muet d’une absence, celle de l’homme ou du politique, voire des deux, politique de la chaise vide, dit-on alors, indication d’un abandon, d’une désertion, ou d’un ailleurs où se jouerait l’essentiel ? On le voit, l’insistance, en séries, des tableaux de matieu suscite des questions qui laissent place à l’incertitude de la réponse. Mais ce qui semble ne faire aucun doute, quelle que soit la réponse qu’il revient à chacun d’apporter, c’est l’allure qui fait de l’homme un homme, sa faculté de se dresser et de se tenir debout devant l’adversité et l’injustice.
Couchés, assis, debout, les hommes et les femmes – mais, tout de même chez matieu, souvent les hommes – sont dans une allure qui les fait s’abandonner au sommeil ou au plaisir, ou s’accommoder à leur place de leur statut, ou bien mieux se lever et s’élever contre l’insupportable des massacres et des inégalités, mais reste la question de savoir comment se fait le passage de l’un à l’autre, car ce passage n’est pas donné, il est littéralement et très concrètement à faire. En ce point, pas de méthode, pas de métier, pas d’expérience pour bien faire puisqu’il y va d’un risque à prendre. La série Les Acrobates est très éloquente à cet égard. Elle met en espace des figures de clowns célestes à la manière de Beckett, sobrement vêtus d’une salopette de travail ou d’un manteau et coiffés d’un chapeau melon, élégance suprême au moment d’attraper le trapèze et de se lancer dans le vide, « chapeau l’artiste ! », dit-on dans ce cas. L’acrobate donne corps à la justesse et à l’élégance du geste qui va irréversiblement décider de la suite. C’est aussi sans doute pour matieu la figure de qui ne peut se permettre le luxe de se payer de mots, puis de regagner le confort de sa place. Manière de dire qu’il importe non pas de se passer des mots mais d’en user avec la justesse qui convient à la situation et en connaissance de cause du prix à payer car engageant et décidant de l’avenir. Et c’est là, dans la sûreté du geste et l’économie de mots, que se joue la peinture.
Référence du site internet consacré à l’œuvre de matieu : https://mauricematieu.com
[1] Né Maurice Mathieu (1934-2017), sa signature sans « h » ni majuscule était l’affirmation de l’artiste.