Diplômé des Beaux-Arts de Paris, Julien Des Monstiers est un peintre français dont le travail est représenté par la Galerie Christophe Gaillard. Andrés Goldberg l’interroge sur sa dernière exposition.
Andrès Goldberg : Dans votre dernière exposition « Bêtaverse » présentée à la galerie Christophe Gaillard, il n’y avait pas de peintures abstraites ; c’est assez rare dans votre pratique, non ?
Julien Des Monstiers : En effet, c’est la première fois. Habituellement, j’expose ensemble des tableaux abstraits et figuratifs pour montrer que le sujet n’est pas dans l’image mais dans la façon de la faire. Mes images – figuratives ou abstraites – ne sont jamais peintes directement sur le tableau. Je les peins sur une grande table en plexiglas que je me suis fabriquée. Je peins tous mes motifs sur cette grande table, comme je le ferais sur une toile classique, et ensuite, avec un film plastique qui agit comme un filtre, je récupère l’image que je viens de peindre et qui est encore fraîche. Ensuite, je viens la déposer avec une pression (on est entre la sérigraphie, le monotype, la gravure) à la surface du tableau qui a été préalablement travaillée pour ressembler à une espèce de toile cirée. Pour cela, j’ai monté successivement des couches les unes sur les autres en laissant des sillons intéressants. L’image vient en dernier, par-dessus ces sillons. C’est un système de transfert. Rien n’est peint directement sur le tableau. Dans l’exposition « Bêtaverse » il y avait quand même une sorte d’abstraction parce que les images peintes sont abîmées par quelque chose qui semble presque un tableau à part entière (et c’est souvent le cas).
A.G. : Ce travail par couches successives déroute le spectateur : on ne peut pas savoir ce qui vient avant ou après, la figure ou la peinture.
J.D.M : Oui, c’est assez juste. Il y a une vraie corrélation entre la façon dont je le fais et ce que je peins. Le spectateur ne sait pas si je choisis un motif ancien que je refais de façon contemporaine ou si je fais réapparaître un motif ancien pour lui redonner une vie ancienne. La façon dont je peins a quelque chose à voir avec cela : on n’arrive pas à savoir quel est le début et quelle est la fin. En réalité, les motifs qui sont peints sont toujours peints en dernier mais je suis obligé de les avoir en tête en premier. Je sais par exemple que sur ce tableau adviendront une licorne de style peinture flamande ancienne et une centrale nucléaire. Il s’agit de l’image de départ mais je ne la peins qu’à la fin. Toutes les couches successives sont montées, les unes après les autres, avant que ces images adviennent. Les images semblent venir du fond du tableau, comme si elles réapparaissaient, un peu abîmées, sous d’autres couches. À aucun moment, je ne viens gratter la figure. Je ne fais jamais cela ; je ne soustrais pas de matière, je ne fais qu’en ajouter. Je monte successivement les couches les unes après les autres pour arriver à cette image, qui, en fin de processus, ressemble à une image érodée par le temps. C’est assez amusant de faire les choses à l’envers et c’est aussi marrant de se dire que l’image de départ est un tableau du XVI° siècle. C’est un très beau tableau de chasse à la licorne. Je ne sais plus d’où il vient mais il est très connu. C’est un très petit tableau et je le fais en très grand. Je ne sais pas pourquoi je le mêle avec cette image de centrale nucléaire qui est moins une image contemporaine qu’une image d’Épinal des années soixante-dix, quatre-vingt. Il s’agit presque d’une image d’Épinal dans une image classique et j’assume complètement ce brouillage. Il n’y a pas de hiérarchie, ni dans la temporalité du processus, ni entre les images choisies (centrale nucléaire ou peinture ancienne). En réalité, ce qui m’intéresse, c’est l’image proposée qui advient à la fin. Ce que je propose tient dans ce que l’on voit. Il s’agit d’une image dont on a l’impression qu’elle est très ancienne et qui semble mêler des imageries différentes séparées par le temps. Ce n’est pas du collage, ce n’est pas non plus symboliste – cela ne m’intéresse pas beaucoup. Il s’agit plutôt de créer une fausse instantanéité (car le processus est très long). Il y a une vraie corrélation entre la façon dont l’image apparaît et la façon dont je pense l’image. Dans mon travail, les temporalités – soit dans le choix des images, soit dans la façon de faire – s’aplatissent en une seule couche. Ce qui arrive avant ou après n’est pas mon souci, on ne peut pas le savoir et ça n’a pas de grand intérêt. Ce qu’il faut savoir c’est que ce n’est pas une image peinte puis arrachée. Il n’y a pas de soustraction : je repeins plus que je n’abîme.
A.G. : Vous dites ne pas être intéressé par le symbolisme. Quand vous entremêlez des motifs anciens comme la licorne à des motifs des années soixante-dix comme la centrale nucléaire, est-ce une manière de refuser de porter un discours sur l’actualité comme s’obligent souvent à le faire le cinéma et la photographie par exemple ?
J.D.M : En fait, je crois qu’une œuvre est réussie quand elle brouille le temps, quand elle porte en elle un bug de temporalité. C’est le cas par exemple quand on regarde un visage peint sur un tableau du XV° siècle et que nous avons l’impression que c’est quelqu’un d’aujourd’hui qui est représenté. C’est également le cas quand nous avons l’impression qu’un tableau a pris beaucoup de temps à être peint alors qu’en fait il a été exécuté très rapidement ou lorsqu’on ne parvient pas à distinguer ce qui a été effectué avant de ce qui a été effectué après. Une peinture doit échapper à son temps et à sa propre temporalité. Elle doit porter en elle quelque chose d’étrange et si le mystère est important je pense que c’est qu’il a à voir avec le temps.
A.G. : La licorne est un motif de la peinture ancienne, pas un objet réel ancien. J’ai l’impression que s’il y a un sujet dans votre peinture, c’est la peinture elle-même, et j’ai l’impression que vos tableaux sont des sortes de synthèses des tableaux qui vous ont précédé, par les motifs mais aussi par les techniques de différentes traditions picturales qui s’entremêlent ; êtes-vous d’accord avec cette compréhension de votre œuvre ?
J.D.M : Oui, complètement. Je pense que l’idée est de montrer que la peinture peut encore advenir. Elle peut encore être créatrice de signes même si nous avons tellement vu ces signes qu’ils nous semblent épuisés. Personnellement, j’ai une petite fille. Je pense que j’ai d’abord eu envie de peindre une licorne parce que ma fille en a une dans sa chambre. Ensuite, j’ai vu qu’il y en avait beaucoup dans l’histoire de la peinture. Cet animal imaginaire était d’ailleurs plutôt masculin il y a quelques siècles, il n’était pas aussi dégenré qu’aujourd’hui. Et puis finalement l’idée a été de voir comment, en réactivant une nouvelle fois cette image tellement connue, je pouvais encore faire un bon tableau. Si tu fais un énième tableau de coucher de soleil ou de bouquets de fleurs, il faut que ça en vaille la peine. Je pense que c’était un peu l’idée de Gérard Gasiorowski lorsqu’il peignait ses pots de fleurs à l’infini. Il en a fait plein qui sont tous différents et tous superbes. J’aime assez l’idée de réactiver un fétiche une fois de plus et peut-être pour la dernière fois. Il y a une idée de finitude avec ce tableau de licorne qui fait référence à toute l’histoire du passé. C’est un peu la même démarche que lorsque j’utilise des petits motifs de carreaux pour faire un grand tableau presque abstrait. Chaque petit motif est le même que le précédent mais à un moment il y en a un dernier qui clôt le all-over. C’est cette même idée de faire pour une dernière fois le motif.
A.G. : L’image peut à nouveau advenir parce qu’elle se nourrit de toutes les peintures passées ?
J.D.M : L’idée était de montrer que la peinture a vraiment à voir avec le réel, elle ne sort pas de nulle part. Elle n’est pas sacrée dans le sens où l’artiste fermerait les yeux et peindrait quelque chose qui le dépasse. C’est plus simple et plus mystérieux à la fois. Pour l’exposition, j’ai choisi ce titre « Bêtaverse » qui s’apparente à un pied de nez pour expliquer que tout est déjà contenu dans la peinture. Quand tu regardes une peinture très ancienne, si tu t’y intéresses, tu es déjà dans un monde alternatif, tu es déjà dans un méta-monde. La peinture est une transmission de savoirs qui échappent à l’universalité des savoirs. Elle est comme ces petites ritournelles que l’on continue à chanter dans les cours de récréation, ces paroles médiévales et ces airs étranges dont on ne sait plus ce qu’ils veulent dire. L’image peut se transmettre par elle-même parce qu’elle a besoin d’être transmise. Elle est porteuse d’un savoir secret du monde. On ne sait pas pourquoi et on ne sait pas à quoi ça sert mais je crois que l’ADN de l’universalité des savoirs se trouve là. La question n’est pas de savoir pourquoi le sabot de la licorne ressemble à celui des éléphants. Il s’agit plutôt de se demander comment est faite cette licorne, pourquoi est-elle là et pourquoi ça fonctionne. La question est de savoir pourquoi c’est une image fétiche que l’on peut réactiver des centaines d’années plus tard. Cette image d’une licorne devant une centrale nucléaire fonctionne et on se demande pourquoi.
A.G. : On peut interroger ce savoir secret du monde que l’image transmet par le biais de la science ou de l’histoire de l’art, mais votre travail le fait par le biais de la peinture.
J.D.M : Bien évidemment. Il y a des personnes dont c’est le métier de travailler sur l’étymologie et, par ce biais, elles parviennent à des vérités scientifiques. Mais je pense qu’à la fin, elles n’ont que la moitié de l’information. Pourquoi cette ritournelle continue-t-elle à fonctionner ? Pourquoi les enfants se la répètent-ils ? Je crois que ce sont ces questions qui m’intéressaient notamment avec les trois tableaux inspirés de la couverture de l’encyclopédie « Tout l’Univers » que je montre dans cette exposition. L’encyclopédie était une espèce d’archive organisée et hiérarchisée du monde. Il s’agissait de trouver une cohérence hiérarchique au monde, comme c’était également le cas des cabinets de curiosité. Peut-être que moi je m’amuse à ouvrir les boîtes et à les mélanger. Je voudrais montrer que tout peut aller ensemble à partir du moment où l’on opère une coupe transversale dans l’encyclopédie. Ce qui m’intéresse c’est de trouver une hiérarchie qui soit complètement anarchique, de proposer quelque chose de plus fluide.
A.G. : Dans l’exposition, ces tableaux inspirés de l’encyclopédie sont posés sur des moules de dents qui constituent des sortes de mini-socles. Dans vos expositions précédentes, vous étiez déjà intervenu dans l’espace de manière encore plus directe. Est-ce important pour vous d’intervenir dans l’espace de la galerie ? Quel est le sens de ces interventions ?
J.D.M : C’est quelque chose de très important. Quand j’ai la possibilité de faire des expositions dans des grands espaces, le décollement du mur va être le fil rouge de toute l’exposition. Dans l’exposition précédente chez Christophe Gaillard, j’avais fait une grande rampe qui allait du sol de la galerie jusqu’au plafond avec des carreaux de lino qui étaient peints. Chaque partie était unique mais faisait partie d’une grille monumentale. Pour « Bêtaverse », je voulais que l’exposition soit tempérée par ces trois tableaux « tout l’univers » qui étaient les plus abstraits de toute l’exposition. Je savais que ces tableaux seraient là, posés au sol sur des moules de dents en plâtre. Il s’agissait d’assumer le côté sculptural de mes œuvres car il y a un aspect très sculptural dans mes tableaux où la peinture n’est jamais faite directement sur la toile. Je travaille comme si je peignais une sculpture. Avec des outils, je monte la surface en pâte et ensuite je viens transférer l’image dessus. Par ailleurs, je demande à la personne qui construit mes châssis de les faire plus épais que les châssis standards parce que j’aime bien que les tableaux soient massifs. J’aime qu’on sente que ce ne sont pas des objets en deux dimensions mais en trois. Quand on les déplace dans l’atelier on se rend compte qu’ils sont lourds, cela peut même être un enfer ! Je ne veux pas en faire quelque chose de christique mais on porte une croix quand on déplace un grand tableau. Ce n’est pas les mêmes contraintes qu’un sculpteur, mais ça peut être pénible. Dans mon atelier, les tableaux sont posés sur de petits socles qui sont comme de petits ornements. Je savais donc que les poser sur ces petites pièces en plâtre pourrait fonctionner mais je ne savais pas comment je les disposerai. Au début, je pensais en mettre simplement un de chaque côté des tableaux. Ensuite, j’ai pensé faire une ligne de moules de dents sous les tableaux et finalement je les ai disposés de façon hasardeuse, comme les dernières touches sur une composition.
A.G. : Pourquoi avoir choisi des moules de dents comme mini-socles de vos tableaux d’encyclopédie ?
J.D.M : C’était pour faire des vanités. Pour le coup, c’est un peu symbolique. Je voulais que ces trois tableaux – qui étaient le fil rouge de l’exposition – soient pensés comme des vanités. Il y a cette typographie « Tout l’univers » en doré, assez élégante et ce rouge/rose à l’aspect velours tout autour. J’ai choisi de poser ces tableaux sur des moules de dents parce que les dents sont ce qui reste quand le corps a disparu. C’est la seule chose avec laquelle on peut identifier un corps.
A.G. : Ces moules donnent un aspect un peu morbide à l’exposition.
J.D.M : Ce sont des moules de dents de personnes qui ont vraiment existé. Ils n’ont pas été faits à partir des miennes. Je les ai récupérées auprès d’un prothésiste dentaire. Pour qu’il accepte de me les donner, il fallait qu’ils soient assez datés. Je pense que ce sont des moules de dents de personnes qui sont mortes dans les années soixante-dix ou quatre-vingt. Je les ai récupérées dans de vieilles boîtes en carton avec les noms des personnes à qui elles appartenaient inscrits dessus. Ce n’était pas glauque. C’était comme retrouver dans une brocante des photos anciennes mais pas suffisamment anciennes pour que ce soit troublant. Ces moules de dents parlent de la mort, mais dans un sens générique. Ce sont des vanités. C’est un dispositif.
A.G. : Est-ce l’idée de savoir universel que vous reliez à celle de vanité ?
J.D.M : Oui, tout à fait, particulièrement avec ces encyclopédies-là qui ont eu un temps d’existence court. L’encyclopédie « Tout l’Univers » a existé entre la « Grande Encyclopédie » et le savoir disponible maintenant en deux clics sur Internet. C’était par ailleurs un savoir très concis car il n’y avait que douze ou quinze volumes. Il manquait énormément d’informations et c’était une forme de savoir très particulière, très occidentale. Cette encyclopédie a été importante mais il y a quelque chose d’un peu ridicule dans son ambition et c’est pour cette raison que je voulais en faire des vanités. Personnellement, je m’en suis beaucoup servi petit et il y avait également quelque chose d’un peu psychanalytique dans le fait de jouer avec ça. C’est un souvenir d’enfance mais ce n’est pas une chose que je regrette. J’avais vraiment envie de faire ces pièces mais je pensais surtout qu’elles parleraient à tout le monde. Je trouvais amusant de réactiver ce type d’objet à l’heure du nouveau paradigme qu’est le Métaverse dont je sens intuitivement qu’il s’agit d’une coquille creuse. Selon moi, si futur intéressant il doit y avoir, il ne sera pas contenu dans cette vie virtuelle. Les choses importantes de notre futur sont toujours ailleurs que là où on les imagine. Elles ne se situent pas dans les voitures volantes ou dans l’exploration de Mars. Ce projet autour de l’encyclopédie était aussi une façon de jouer avec ça.
A.G. : Les tableaux « Tout l’univers » sont très différents des autres tableaux présentés dans l’exposition, comment les avez-vous conçus ?
J.D.M : C’est de la pure peinture ; pas de la peinture pure, je ne crois pas à ça. Avec ces tableaux j’ai essayé de radicaliser et de synthétiser le moment de peinture. Il y avait ce temps un peu laborieux durant lequel je reproduisais la typographie en doré et je la transférais à la surface du tableau mais ensuite les tableaux étaient faits en trois heures. J’utilisais seulement mes mains, mes pinceaux et de la couleur. C’était de la composition, un moment très synthétique de pure peinture en ce sens-là. C’est juste de la peinture et c’est inexplicable. Pourquoi est-ce que quand tu te recules tu sais qu’en bas à gauche il manque une petite touche foncée ? Pourquoi est-ce qu’à un moment tu sais que le tableau est fini ? Ces tableaux « Tout l’univers » sont pour moi les plus intéressants de l’exposition. Ils sont plus abstraits. J’ai pu les faire de façon plus énergique en me déplaçant, en bougeant mon corps de façon moins contrainte que lorsque je fais des tableaux plus figuratifs. C’était beaucoup plus jouissif. J’ai pu les faire très vite, comme un expressionniste. J’en avais partout sur ma table. Sur ma palette, j’avais des mélanges de violet et de rose, toute une gamme du violet presque froid jusqu’à des rouges très chauds. Je me suis beaucoup amusé parce que la couverture de l’encyclopédie « Tout l’univers » est rouge et habituellement j’utilise beaucoup d’orangés, de roses mais très peu de rouge. Il y a quelque chose qui me plaît beaucoup dans ces tableaux, ils sont frottés à la main ils ont une texture de peaux d’animaux et sont un peu mats.
A.G. : La recherche de l’harmonie et de la beauté de la composition est-elle une manière pour vous d’évacuer l’aspect figuratif qui revient dans votre travail, notamment avec les peintures de cabanes que vous présentiez dans le cadre de cette exposition ?
J.D.M : Oui et non. Les cabanes que j’ai peintes dans cette exposition « Bétaverse » sont celles de personnes qui ont décidé de vivre en autonomie. Ce sont celles de personnes qui se sont installées dans des ZAD (zones autonomes anarchistes). Pour la plupart, elles ne sont pas belles. Elles n’ont pas été designées ou architecturées. Il y a de vieilles fenêtres en PVC à côté de morceaux de bois récupérés ou de palettes. Ces cabanes heurtent plutôt le regard. En revanche, mes tableaux sont beaux, j’ai choisi de belles couleurs. Il y a quelque chose de séduisant qui, je pense, me sert à amener le sujet. Le beau est un biais, ce n’est pas une fin en soi mais une porte d’entrée comme l’est souvent l’ornement. Je voulais aussi rendre hommage à ces cabanes,parce que je salue cette envie de vivre en autonomie. Il y a quelque chose de très beau dans ce choix de vivre comme un anarchiste. J’ai pris beaucoup de plaisir à peindre ces cabanes parce qu’elles sont de guingois, qu’elles ne se ressemblent pas les unes les autres. Il y a également quelque chose du savoir universel et de l’archive car ce sont des cabanes qui ont été détruites par la police. Pourtant, ce sont des architectures sur lesquelles il aurait sans doute été intéressant de se pencher. La disposition des espaces communs et des chambres ne correspond pas à celle qu’on trouve dans les maisons habituelles. C’est une photographie du réel mais je le rends beau.
A.G. : Ces peintures sont très précises ; réalisez-vous de petites esquisses avant de peindre vos tableaux ? Avez-vous un rapport au dessin ?
J.D.M : Non, je dessine directement dans le tableau. Mais je viens du dessin. Quand j’étais jeune je faisais de la BD. J’ai commencé à dessiner enfant et j’ai continué pendant des années. Maintenant je ne dessine plus du tout. Je n’utilise plus de carnet de dessin sauf quand je pars en vacances. Je fais des dessins un peu étranges qui sont peut-être intéressants pour comprendre certaines choses dans les tableaux mais qui ne le sont pas strictement pour leur qualité de dessin. En revanche, il y a beaucoup de choses très graphiques dans mes tableaux. Les petites « arrachures » qui ne sont pas arrachées sont des signes graphiques, beaucoup plus nets et doux que s’ils avaient été arrachés. Ça, pour moi, c’est déjà du dessin.
A.G. : Certains de vos motifs sont extrêmement bien dessinés ; est-ce qu’il vous arrive de projeter ?
J.D.M : Non, presque jamais. J’ai projeté la typographie du titre de l’encyclopédie « Tout l’univers » car ça n’aurait servi à rien de la dessiner à la règle. Pour les autres motifs, je ne peux pas puisque je ne peux les peindre que partie par partie. Pour le tableau de la Licorne, j’ai fait un collage avec la centrale nucléaire et la licorne sur une feuille A4 ; ça pourrait être un montage Photoshop ce serait pareil. Ensuite, j’ai fait une mise au carreau à partir de la page et j’ai peint par carrés comme dans un puzzle. Je suis capable de faire un cheval, ce n’est pas un problème et ce n’est pas laborieux mais je ne le montre pas parce que ce n’est pas de ça dont il s’agit. On ne voit même pas ma touche. On a plutôt l’impression qu’il s’agit d’un poster print ou d’une fresque. La virtuosité n’apparaît pas dans les fresques.
A.G. : Ce qui frappe dans votre peinture est en effet moins la virtuosité que la question de savoir comment l’image est faite. C’est peut-être en cela que réside le savoir-faire.
J.D.M : Oui, bien sûr. Si on doit parler de narration, elle se situe moins, pour moi, dans l’histoire que raconte l’association de la Licorne et de la centrale nucléaire que dans la manière dont le tableau est fait. Qu’est-ce que c’est que de passer progressivement avec une raclette couche sur couche puis de libérer les couches ? Qu’est-ce que c’est que de transférer une image plutôt que de la peindre directement sur la toile ? Les techniques sont des biais narratifs. C’est l’histoire du fond et de la forme qu’on trouve aussi dans le cinéma. Parfois, il n’y a pas d’histoire au sens strict mais, par la succession de tel ou tel plan, leurs temporalités, le fait qu’il y a un collage dans un plan ou que l’on passe d’un plan de personnage à un plan de minéral, il se crée une narration. Utiliser telle ou telle pellicule, faire un fondu ou pas, raconte quelque chose.
A.G. : Le montage est pour vous un principe important ?
J.D.M : C’est le plus important quasiment sauf dans cette exposition qui est un peu singulière parce qu’il y a un fil rouge. Cette exposition s’appelle « Bétaverse ». Elle parle de choses un peu ténues autour de l’encyclopédie, de l’habitation du réel, du monde réel, de sa physicalité et du caractère physique de la peinture. Quelque chose est raconté mais habituellement je m’intéresse beaucoup plus à « comment est faite la peinture ».
A.G. : Les tableaux de cette exposition sont également liés par une gamme chromatique, était-ce un choix de votre part ?
J.D.M : Les couleurs relèvent de l’intime. Elles sont comme un accent. L’accent argentin n’est pas le même que l’accent colombien ou l’accent espagnol. C’est la même langue mais l’accent est différent. L’accent est une sorte d’ADN du langage. Je pense que certaines formes et certaines couleurs sont l’ADN des peintres. L’orange et sa couleur complémentaire le bleu sont mes accents à moi. Elles sont toujours créées, je n’utilise jamais la peinture sortie du tube. Elles sont faites avec des bases de gris, des bases très particulières. C’est du désir vital très intuitif mais je ne suis pas capable d’expliquer d’où il vient. Il faudrait faire une sorte de psychanalyse radicale pour le comprendre.
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