Par destin, par état, par goût, Helmut Newton était un cosmopolite. Il est donc bien normal qu’il ait suivi, au gré des accidents de l’histoire et de la carrière, un parcours parfaitement cosmopolite, et même d’un cosmopolitisme old school : Berlin, Paris, Riviera. On croirait un baron balte de 1900. Présenter Newton à Monaco, dans ces conditions, c’est le faire revenir à la maison post mortem, la villa cossue qui accueille son exposition étant située à un jet de pierre de l’appartement où il a vécu pendant les vingt-cinq dernières années de sa vie, et à peine plus loin des décors qu’il choisissait pour ses éditoriaux et ses séries. Le projet de cette ample et belle rétrospective est à la fois très simple et très élaboré : montrer l’oeuvre des années monégasques de Newton, presque sans incartades chronologiques, mais la montrer de manière non linéaire, en adoptant un point de vue à la fois très structurant et suffisamment souple pour ne pas interdire les visites à la papillonne.
Ce point de vue aurait pu être – et il est d’une certaine façon – la trompeuse facilité d’un photographe qui ne multipliait pas les prises, non parce qu’il aurait joui d’un instinct infailible, mais parce qu’il pensait chaque photo en amont et en détail, constamment inspiré par une connaissance étonnante de la tradition picturale. Si le goût de Newton pour la théâtralité de la grande peinture académique a été souvent souligné, si son rapport intime à la sculpture dans la présentation des corps a été très justement indiqué par Bernard Lamarche-Vadel, l’exposition du Nouveau Musée national de Monaco est l’occasion de découvrir certains jeux iconographiques moins connus. Le plus bel exemple est sans doute After Velazquez, in my apartment (une photo parisienne, mais conservée aujourd’hui dans une collection monégasque) : le parallélisme de construction entre cette image et la Vénus au miroir du grand Espagnol est saisissant.
Alice Springs, Helmut in pumps,Monaco, 1987, Collection Helmut Newton Foundation, © Helmut Newton Foundation
Le remplacement du miroir par un écran de télévision, dans After Velazquez, est très newtonien : fruit d’une vraie réflexion sur l’image et sa production en même temps que trait d’humour. C’est que Newton s’amuse, bien souvent ; il entreprend, pour le plaisir, des sorties au-delà des lignes-frontières du too much, mettant en danger le critère du bon goût, longtemps si contraignant dans le monde des revues de mode. Songeons que Newton travaillait pour Vogue ; une visite à la belle exposition Bérard de la Villa Paloma, à quelques centaines de mètres, nous remettra en mémoire ce qu’étaient les couvertures de Vogue vers 1950 ! Si une part de transgression en a modifié profondément les codes, jusqu’à aujourd’hui, c’est à Newton qu’on le doit pour l’essentiel – Newton, ce dilettante érudit, ce flingueur souriant (« je suis un tueur à gages », aimait-il à dire pour qualifier son exercice de la photographie).
Toujours au chapitre du sourire, mais plus grinçant, un autre fil à tirer est celui du rapport du photographe à ses origines allemandes. Comme le catalogue le souligne, une des grandes fascinations de Newton aura été la silhouette singulière d’Erich von Stroheim. Il en a utilisé à maintes reprises les accessoires : le monocle (qu’il impose à Paloma Picasso), la minerve, voire le casque à pointe, dont il coiffe l’un de ses modèles en lieu et place de tout autre vêtement… Sans parler des molosses, bergers ou dogues allemands, dont il aime à accompagner les jolies femmes qu’il portraiture, et à qui il arrive de se déguiser en grandes blondes à nattes style 1930. Inutile d’insister sur les souvenirs de violence dont ces symboles visuels restent porteurs. Newton avait avec son pays de naissance le même type de rapports qu’un Lagerfeld, qui était d’ailleurs, devenu monégasque lui aussi, de son cercle.
Helmut Newton, Legs coming home, Monte-Carlo, 1987, tirage jet d’encre, Collection Helmut Newton Foundation, Berlin, © Helmut Newton Foundation
Mais aucune de ces perspectives n’a autant d’importance, dans le projet de Newton, Riviera, que la volonté d’inscrire le travail du photographe dans la filiation du surréalisme. Guillaume de Sardes, commissaire de l’exposition avec Matthias Harder, indique avec brio les motifs récurrents du travail de Newton qui reprennent de véritables fétiches surréalistes : « la nuit, le miroir, l’oeil, le mannequin et le sado-masochisme » – ce dernier, pensé comme atmosphère plus que comme catalogue de pratiques, rassemblant d’une certaine façon, dans un mode d’être qui n’est pas tout à fait la mode, les autres fragments du kaléidoscope newtonien. On pourrait ajouter le collage, dont on découvre quelques exemples. Après Velazquez, voici Brassaï, Man Ray, Bataille, Molinier parmi les précurseurs qui ont formé l’oeil de Newton. On avait pu à l’occasion le deviner, mais il fallait que ce fût un jour démontré : c’est chose faite dans les salles du NMNM, et cela donne tout son sens à la présentation des ces images dans un musée. Newton, malin, avait compris que le seul moyen d’imposer largement une vision, au temps de l’image de masse, était de jouer le jeu du papier glacé. Mais il n’était pas seulement ce monsieur de la jet-set qui photographie des mannnequins l’après-midi et les retrouve en club le soir (image qu’il n’a pas détesté répandre). Comme on le découvre à Monaco, il était aussi, surtout, un « homme de l’art », à qui le musée sied, non pour son silence mais pour les dialogues qu’il instaure.
Newton, Riviera,exposition au Nouvau Musée national de Monaco, Villa Sauber, jusqu’au 13 novembre. Catalogue en co-éd. NMNM / Gallimard.
image de tête : Helmut Newton, Untitled, Saint-Tropez,1975, tirage jet d’encre, Collection Helmut Newton Foundation, Berlin, © Helmut Newton Foundation