Tanger est une ville-mémoire, une ville surpeuplée de fantômes ; au fil de ses rues, on croit sans cesse frôler Burroughs, Bowles (Paul ou Jane), Genet… Que peuvent faire des artistes d’aujourd’hui dans une atmosphère à ce point saturée ? Mounir Fatmi et Guillaume de Sardes, dans leur beau livre de photographies publié par les éditions Kahl, veulent croire, selon leur titre, que « quelque chose est possible » – non pas en faisant comme si Tanger n’était pas un mythe, la feinte serait vaine, mais en jouant avec ce mythe, en vivant dans sa familiarité pour lui ôter ce qu’il pourrait avoir de fausse solennité.
Mounir Fatmi, en concentrant l’essentiel de sa série de photographies en noir et blanc sur le marché aux puces de Casabarata, propose une métaphore subtile de la ville et de son histoire. Dans nos esprits de lecteurs et de rêveurs, Tanger déverse sa mythologie tout comme ses brocanteurs déballent sur les trottoirs, après la fête, les meubles qui ont équipé les villas, les vieilles télévisions qui ont diffusé des images brillantes, les livres fanés qui ont, pour certains, été conçus ici. Des badauds à la jeunesse enfuie glissent entre les étals. Des valises élimées laissent déborder leur pacotille ; le passé y est à bon marché, en quête d’un ultime délai avant l’effacement. Comme une beauté d’autrefois, Tanger s’adresse au temps et lui réclame « encore un instant ».
La nostalgie dont se revendique aussi Guillaume de Sardes prend chez lui des teintes plus douces. C’est qu’il fait pour sa série tangéroise le choix de la couleur, qui donne à ses images une consistance plus picturale, presque aquarellée parfois, que les plans se fondent en camaïeux apaisés ou que la lumière de midi fasse trembler les formes. Sa ville est moins peuplée que celle de Mounir Fatmi ; on y croise surtout des enfants et des chats, et aussi (qui s’en étonnera ?) des beautés de hasard, presque inconnues mais certes pas ignorées. La photographie, déclarent à l’unisson les deux artistes, est affaire de désir. Guillaume de Sardes a d’ailleurs repris pour ses images le principe des annotations manuscrites en forme de journal, emprunté au tangérois Ginsberg, qu’il avait mis au point il y a quelques années pour ses Fragments d’une histoire d’amour. Comme toujours chez lui, les différents moments de l’oeuvre se répondent : on retrouvera ainsi, dans les joueurs de ballon sur la plage, une des plus belles scènes du court-métrage Genet à Tanger.
On aurait pu penser que deux personnalités aussi marquées que celle de l’enfant du Maroc et du voyageur « sans Combourg ni Combray » ne permettraient pas davantage qu’une juxtaposition. Il n’en est rien, et si le séduisant dialogue entre Mounir Fatmi et Guillaume de Sardes qui clôt le livre trace bien des voies convergentes, le regard porté sur les images suffit pour distinguer entre les artistes de vraies proximités d’âme. On en indiquera au moins trois. Ni chez l’un ni chez l’autre la photographie ne vise à une séduction immédiate et facile, du type coffee-table book. Leur Tanger n’est pas une ville de carte postale, elle a même quelque chose d’ « ascétique », selon le mot de Guillaume de Sardes. Elle n’en retire que plus de puissance, plus de diversité aussi. L’un et l’autre font en effet varier le cadre, de plans très larges intégrant de vastes architectures et de grands pans de ciel à des scènes de rue et à des plans plus rapprochés encore, jusqu’au portrait (plus frontal chez Sardes, souvent à profil perdu chez Fatmi). Enfin – et ce n’est un paradoxe qu’en apparence – ces deux artistes de l’intime construisent leurs images avec une grande rigueur formelle. Horizontales, verticales, diagonales structurent nettement l’espace urbain, rendues encore plus sensibles par les strictes géométries des ombres projetées, sous un soleil d’Afrique que ne noient jamais complètement les percées océanes.
Dans la bibliothèque que remplissent les chroniques tangéroises, le livre de Mounir Fatmi et Guillaume de Sardes trouve sans peine sa place singulière. Bien plus qu’un catalogue de circonstance, il est un véritable dialogue de voix et de regards, auquel il faut revenir pour en découvrir toute la saveur. Et s’il est vrai qu’à la différence des touristes, qui ne circulent que pour fuir la médiocrité de leur destin, les voyageurs traversent les mers pour mieux se retrouver, Tangier : something is possible porte aussi témoignage de deux itinéraires artistiques au long cours, saisis ici à l’occasion d’une étape privilégiée, et dont nous attendons les prochains échos.
M. Fatmi, G. de Sardes, Tangier : something is possible, Kahl editions, 2022. www.kahleditions.com
Exposition jusqu’au 18 septembre à la Kasbah, Musée des cultures méditérranéennes, Tanger.