Chez Marlene Dumas, le corps fait tache. C’est ce dont peut se convaincre le visiteur de l’exposition « Marlene Dumas. Open-end » que lui consacre au palais Grassi à Venise la Fondation Pinault (27/03/2022 – 08/01/2023). Dans le majestueux volume du palais, rendu à son épure par l’architecte Tadao Ando, grand cube évidé en son centre d’un atrium autour duquel, sur deux étages, se distribuent les 33 salles de l’exposition, les œuvres de la peintre sud-africaine font d’autant plus tache qu’elles éclatent de couleur et de noirceur sur la blancheur immaculée des murs. Quelques œuvres seulement par salle, le vide fait silence pour accueillir la peinture.
Si n’est pas nouveau le fait du corps dont la peinture est la manifestation souveraine, le sont en revanche la manière et, plus encore, la matière des œuvres de Marlene Dumas. C’est qu’il y a tache et tache. Le corps qui fait écran à la lumière et fait vibrer dans l’unité de la forme la munificence des apparences en est une, l’ombre qui le tient en réserve et le détache du fond sur lequel il s’inscrit en est une autre. Rien de tel chez Marlene Dumas où les corps sont rendus à eux-mêmes, à fond perdu, absent en quelque sorte, dans leur émouvante fragilité et gravité, leur peu d’être n’insistant pas moins à être, ainsi de Particularity of Nakedness, nu allongé du compagnon de l’artiste, et plus encore de Drop (2018), visage féminin au regard embué. Non par éclat ou réserve, leur façon de faire tache est autre, par diffusion et infusion dans le plan du tableau. Plutôt que sculptés dans le moule de la forme, ils imprègnent la surface de la toile ou du papier où ils semblent couler avant de se fixer. De 1984, The Occult Revival, premier tableau en date de l’exposition jusqu’à 2021, The Tombstone Lovers, dernier tableau en date de l’exposition, Marlene Dumas ne peint rien que des corps (Alien, Spring, Amazon) ou des parties du corps (Lips, Teeth, Eye, iPhone, Areola, Magnetic Fields) et des visages qui font manifestement parts entières pour l’artiste. Comme suggéré par le titre de l’exposition, « open-end », qui donne à entendre l’idée une fin ouverte, métaphore d’une vie à échéance assurée mais ouverte quant à son terme et son parcours singulier, il est question du corps entre apparition et promesse (open) et disparition et fin de partie (end). Dans le film qui accompagne l’exposition, l’artiste donne le ton de cette quasi-rétrospective en évoquant les vivants disparus qui l’ont inspirée et dont ses tableaux gardent l’empreinte vive. Ce n’est pas tant la ressemblance, la restitution des apparences, qui joue ici son rôle que la fidélité aux sensations, produits des rencontres et des expériences vécues, leur reviviscence intacte dont un tableau des plus singuliers, Scent of Flower (2018), pourrait être l’expression la plus concentrée, émanation enivrante qui survit à la rencontre qui lui a donné lieu. De ce point de vue, ce n’est pas pour rien que l’exposition commence par des tableaux exposant crûment des corps érotisés, celui d’un jeune homme de profil sexe dressé, D-Rection, ceux de femmes au miroir de leurs corps sexués, Turkish Girl, Miss Pompadour et Fingers, et qu’elle se conclut par Persona, masque qui fige dans une grimace la vie qui l’a quitté. Donc le corps transi de désir et abandonné à la jouissance (Longing), ému à se perdre et à se diluer dans le corps de l’autre (Awkward, Tongues, Kissing, Hierarchy), mais aussi le corps crucifié de plaisir ou de douleur (The Crucifixion, Lovesick), voire soumis à la torture (Straitjacket, Blindfolded) et voué à la mort (The Martyr, Canary death). Le corps dans tous ses états, pourrait-on dire, et surtout des corps de femmes qui s’exposent fièrement (Dora Maar, Drunk ), moins belles offertes au regard des hommes que vibrantes et portantes jusqu’à faire statues dans la tableau (Birth, Amazon, Taboo, Bride).
Des corps mais aussi des visages. Les portraits qui jalonnent le parcours de l’exposition présentent un autre aspect insistant de l’œuvre de Marlene Dumas. De petit format, ils enserrent au plus près du cadre les visages de personnages proches de l’artiste, d’anonymes ou de figures notoires qui l’ont accompagnée, parmi lesquels, entre autres, Baudelaire, Dora Maar, Jean Genet, Pasolini. Exposés sans retenue, la pression du cadre les forcent à l’expression, les billes noires et compactes de leurs yeux crevant l’indifférence des murs. Ils se répartissent en trois types, du portrait solitaire à la série en passant par la mosaïque. Avec le portrait peint (Die Baba) se joue l’intensité d’une présence singulière perçant le masque des apparences et l’habitant résolument tandis qu’avec la mosaïque des visages (Betrayal, Underground) sont mises en valeur les différences et les variations qui composent le tissu d’une commune humanité. Quant à la grande salle consacrée aux Grands Hommes (Great Men), reprise d’une œuvre exposée en 2014 à Saint-Pétersbourg en protestation à l’encontre des lois russes criminalisant l’homosexualité, elle présente une série de portraits sur papier, essentiellement des artistes auxquels se mêlent quelques théoriciens (Alan Turing, Michel Foucault, Roland Barthes), assortis d’une courte biographie accompagnée d’un petit commentaire synthétisant leur apport à la culture universelle. Ces Grands Hommes, d’avoir en commun une œuvre reconnue et une orientation homosexuelle ou bisexuelle, prennent rang dans la modestie d’une frise de papier célébrant la solidarité de la liberté d’être et de la liberté de création, en stricte opposition à la commémoration monumentale à laquelle est souvent réduite l’œuvre d’un grand artiste, ou d’un grand esprit, refoulant dans les fastes d’une reconnaissance officielle les conditions existentielles de son surgissement. Que l’œuvre, que toute grande œuvre, tienne au corps et à sa condition sexuée, hors toute norme de genre, il se pourrait bien qu’on touche là à ce qui anime le geste artistique de Marlene Dumas, démasquant le corps privé de son apparat social pour mieux en saisir à vif la lutte obstinée à être, avant que mort s’ensuive et n’en reste plus que le masque sans vie, Persona. Quant au rapport de l’art avec la vie, il me semble voir la réponse de Marlene Dumas dans ce qui s’apparente à un beau et sobre triptyque ornant l’une des salles de l’exposition. Composé de trois hauts tableaux reprenant la silhouette de l’artiste au travail, successivement The Origin of Painting, reprise du mythe de Dibutades raconté par Pline, Time and Chimera et The Making of, il rend sensible dans un mouvement à trois temps l’opération propre à l’art, la relève de la vie appelée à survivre et revivre dans l’œuvre.