Chaque mercredi, quelques artistes venus du monde entier ouvrent leur atelier à la Cité internationale des Arts à Paris pour montrer leurs travaux. Ces artistes reçoivent un public composé majoritairement d’artistes. La plupart sont même, comme eux, résidents à la Cité. D’autres sont d’anciens résidents qui ont décidé de ne pas quitter Paris. Ce groupe est accompagné par quelques déléguées de l’Institut français, des étudiants du marché de l’art, des commissaires, des journalistes et des amateurs d’art. Parfois, un fou les côtoie.
J’ai ouvert mon atelier au public le 26 mars 2022, à 18h, dans le cadre d’une résidence de six mois à la Cité Internationale des Arts à Paris, résidence soutenue par l’Institut français et l’Institut français du Chili. La première personne qui est arrivée était une femme. C’est dommage, cet endroit si curieux n’est presque pas connu à Paris. Elle connaissait son existence parce que sa fille était une ancienne résidente. Cinq femmes entrèrent ensuite. Je ne connaissais que deux d’entre elles : Milharu Shiota, une lithographe japonaise de soixante-quinze ans qui crée ses images en suivant le calendrier chinois (cette année elle ne fait que des tigres), et Anne Claro, une graveuse de la Brenellerie de quinze ans sa cadette, qui chaque samedi fait des gravures à l’eau-forte sur l’enfance de sa mère. Pendant la semaine, elle travaille au Louvre. Les deux artistes regardaient les images sans rien demander, sans rien dire, en silence, conformément à leur attitude lors des ateliers collectifs de la cité où je les avais déjà rencontrées. Après, ce fut l’arrivée d’un de mes anciens directeurs de thèse, Stéphane Douailler, professeur émérite du département de philosophie à Paris 8, et de sa femme. C’est lui qui me posa la première question.
De quel texte s’agit-il ? Il regardait une grande toile couleur brun clair avec une image qu’il connaissait très bien. Toute ma thèse a surgi de la rencontre avec cette photographie. La photographie des Trois Grâces au Jardin d’Acclimatation de Paris. Dans la toile, pourtant, l’image n’est pas photographique. De loin, c’est comme voir une photocopie. De près, c’est un texte. Un texte qui ne devient visible qu’en se rapprochant de la toile. Un texte perceptible, mais pas lisible. Pour le lire, il faut une loupe. J’en avais mis plusieurs sur une table au milieu de la salle. Des loupes de bijoutier, des loupes de lecture, des loupes de botaniste. Des loupes pour voir l’agrandissement du détail. C’est l’essai sur les Jardins d’hiver de Benjamin et de Barthes. J’avais lu ce texte dans un colloque en Tunisie en 2018. Il était là. Julie Alfonsi et Orianne Castel (qui était là-bas aussi) avaient fait les corrections. Maintenant, c’est Orianne qui corrige le texte. Ce texte que vous lisez. Quel programme utilises-tu pour convertir le texte en image ? Je vois dans l’embrasure de la porte Jean-Baptiste Gauvin, qui ce jour-là m’envoya son bel article « Photographes des peuples disparus – Edward S. Curtis et Martin Gusinde ». C’est du Photoshop. Une demi-heure après, des inconnus commencèrent à peupler l’atelier et à se mêler à mes amis, ceux que j’avais depuis mon premier séjour à Paris. Les gens arrivent. Les bouteilles de vin blanc et de vin rouge se vident à la même vitesse. Le bruit sourd, léger et continu de plusieurs voix commence. Voilà le public.
Tu travailles dans quoi ? Les spectateurs regardent d’abord la toile brune. Ils regardent ensuite le mur attenant, presque caché derrière de petites photographies argentiques, photogravures, gravures, impressions numériques, photocopies. Ils y voient la même image se répéter plusieurs fois. Chacune d’elles est le résultat d’une technique différente. Il y avait aussi quelques collages où ces techniques se trouvaient mélangées. Les mêmes images toujours dissemblables. Je produis et reproduis les mêmes images depuis trois années. J’ai commencé ce projet en 2015. La thèse en philosophie en fut le premier résultat. Un tapis noir et blanc en fut le deuxième. J’ai créé les Exercices (c’est comme ça qu’actuellement j’appelle ces travaux) V, VI et VII à la Cité des Arts. Je travaille sur le rapport entre la photographie et la représentation du sauvage. Elles prennent les loupes et examinent l’amas de copies en noir en blanc accrochées maladroitement au mur. Je les invite à les regarder d’encore plus près, en leur indiquant la matière de chacune d’elles. Celle-ci est une estampe de photogravure. Celle-là, une photographie argentique que j’ai faite à Ithaque, au Marais… Ici, quelques impressions numériques. Voyez-vous comment ces images sont toutes différentes ? Voyez-vous comment le détail devient immense dans les techniques les plus anciennes ? C’est que nous avons oublié ce qui est une image. Elles sont tellement incorporées à la vie qu’à force de les voir, on ne les voit plus. Je répète mot pour mot la thèse de Gisèle Freund. Je sens l’accroissement de mon militantisme. Les taches d’encre à la loupe donnent l’impression d’être en face de l’univers. Quelqu’un prend une loupe à son tour pour essayer. Oui, je vois. J’aime. Quel est ton Instagram ?
À 21h, mon atelier est rempli de gens. Je fais la connaissance de quelques artistes de la Cité. Une photographe afghane. Un dessinateur de BD tunisien. Une guitariste française. Un photographe bolivien. Un couple d’artistes libanaises. L’une d’elles me raconte qu’elles ont commencé à vivre en résidence lorsque son appartement a explosé il y a quelques années. En ce moment, elles sont sur un navire au Nord, peut-être le Polarfront. Quelqu’un me demande comment j’ai fait les photogravures. Je montre le dispositif pour insoler que j’ai construit dans une armoire avec deux lampes pour reptiles et une petite presse de contact. Je ne cesse de promettre de donner une démonstration avant de quitter la Cité, ce que je n’arriverai jamais à réaliser. On rit. On boit du vin. On parle en français, en anglais, en arabe, en espagnol, en italien, en persan, en portugais. Chacun fait appel à toutes ses langues. Au bout de la nuit, on les parle toutes à la fois ; et on devient un petit monstre incompréhensible. What is your work about? Un groupe d’artistes observent la toile. Je travaille sur le rapport entre la photographie et le sauvage. Légère perturbation. Le sauvage ? Ils regardent trois femmes qui ne sont pas des femmes mais des photographies. Qui ne sont même pas des photographies mais un texte sur la photographie et son pouvoir paradoxal de nous montrer des choses qui n’existent plus ; et qui peut-être n’ont jamais existé. Je suis intéressée par le passage de la représentation du sauvage de la peinture à la photographie pendant le 19e siècle. Je me demande comment une représentation qui n’existait que dans la peinture, la gravure et l’écriture a pourtant pu se rendre visible dans une photographie. Relâchement. J’ai reformulé cette réponse pendant toute la soirée, parfois j’ajoutais plus d’informations sur l’importance des Jardins d’hiver, parfois en développant la valeur allégorique du palmier. J’essayais avec les mots de détourner la perception aux motifs dans l’image, la recentrer sur la constitution, la forme, la matière, bref sur les images elles-mêmes. C’est que la perception de l’histoire dépend de la façon dont on saisit les images. Quelqu’un me parle du dernier livre de Pascal Blanchard qu’il vient de lire. C’est horrible toute cette histoire coloniale. Il y avait vraiment des zoos avec des humains à Paris ? Ils essaient de trouver quelques réponses dans l’image de la toile brune, mais il ne reste plus de loupes sur la table. Quelqu’un fait un lien entre la colonisation et la Shoah. Le Mémorial de la Shoah expose maintenant des affiches sur les génocides. On parle ensuite de la magnifique offre de musées à Paris. Mon musée préféré est le Musée de la vie romantique. Moi, celui de la Chasse et de la Nature. Cauchemar ! Je le déteste ! J’aime l’Orsay. Oui, oui, oui. L’Orsay, c’est le mieux. Il va y avoir une exposition de Sophie Calle, tu sais. Elle a trop fait école. Et le Cluny ? C’est bien ce musée, avec ces tapis si rouges. Le Pompidou ! Je préfère la Bpi. L’Orangerie. Moi, j’aime le Musée de la magie et des automates. Je ne connais pas ce musée. Moi non plus.
Tu travailles dans quoi ? Au-delà de la toile brun clair et des nombreuses images couvrant le mur attenant, il y avait cinq estampes sur une armoire blanche et plusieurs estampes accrochées à la porte du salon. Les images sur l’armoire étaient des photogravures sur lesquelles j’ai mis de l’encre noire. La photo était un cliché pris au 19e siècle, aujourd’hui archivé au Musée Nicéphore Niépce, dans la collection « Exotique ». Je l’avais obtenue il y a quelques années grâce au Directeur des collections du musée. J’ai recouvert d’encre chaque estampe. Ce geste visait à cacher le corps de la femme qui posait dans un décor de jardin d’hiver. C’était le même geste qui m’avait menée à cacher les corps sous des palmiers. Cacher les corps pour faire apparaître l’image. Il y a ici peut-être une ressemblance avec les résidences d’artistes. L’atelier est souvent un lieu neutre, sans décor, sans identité, sans passé, sans échelle de valeurs. Les murs blancs, le sol en béton brut, les chaises de bureau. Tout est blanc, noir ou gris. Le temps est homogène. Tout est là pour te recevoir sans te représenter. Rien ne parlera à ta place. Ainsi, rien de toi ne restera après ta sortie. Il y a un artiste -me dit Mehrali Razaghmanesh, un photographe iranien- un peintre que tu devrais connaître. C’était lui qui avait installé les cinq photogravures sur l’armoire. J’avais décidé de n’exposer qu’une image, mais il y voyait une série. J’avais aussi plusieurs échelles de noir. C’étaient des épreuves destinées à mesurer la densité du cliché et le temps d’exposition de la plaque à la lumière UV. Elles n’étaient pas à proprement parler des images, mais quelque chose qui précédait l’image. Les images de l’avant-image, pour ainsi dire. Or, pour lui, ces images étaient déjà quelque chose de l’ordre des paysages. Paysages inattendus. Ainsi, il les accrocha sur la porte la veille de mon atelier ouvert. Le peintre, Swain Hoogervorst, aurait été confronté à une expérience du même ordre. Il venait de Cape Town pour peindre le ciel de Paris, mais il aurait finalement reproduit le reflet du soleil dans la Seine, le fleuve que nous voyions quotidiennement par la fenêtre. Oui, peut-être. Le cerveau est un organe répétiteur, disait Taine. Le jour où j’ai vu les peintures bleu fumé et lumineuses de Swain, nous avons parlé de coups d’état, d’apartheid et de pères en prison. Nous partagions nos histoires en anglais, avec du pain au chocolat et du café. Nous étions dans l’atelier d’Ali qui avait accroché quelques cyanotypes de marines au mur adjacent à la fenêtre. Ce même soir, nous avions dîné au Petit Bouillon Pharamond. J’avais essayé –sans succès– de leur raconter La Nuit de Maupassant pendant qu’on partageait un tiramisu normand.
Tu travailles dans quoi exactement ? Il y avait dans mon atelier plusieurs images en noir et blanc. J’avais fait les impressions photographiques dans une résidence à Ithaque avec Alexandre Arminjon et les estampes de gravure et de photogravure à l’atelier collectif de la Cité. Les photographies sur lesquelles je travaille viennent de la collection « Exotisme » du Musée Niépce et du « Portfolio sans titre » du Musée du quai Branly. C’est là où j’ai vu pour la première fois la photographie des Trois Grâces au Jardin d’Acclimatation de Paris, en mai 2014. Elle fait partie du « Portfolio sans titre », ce portfolio qui semble contenir toutes les photographies qui sont devenues trop obscures pour rendre lisible l’histoire. Elles demeurent au dernier étage, sous silence. C’est là que j’ai saisi, sans vraiment comprendre, que selon l’instant, selon la place de l’image, chaque photographie est susceptible d’acquérir une densité presque émouvante. La Chambre claire s’en fait le témoin. Tout comme la photographie du Jardin d’hiver de Kafka pour Benjamin. C’est comme si une image solitaire et muette constituait pour toi tout d’un coup le seul chemin, ta seule sortie possible. C’est comme si elle était tout autour. Elle devient ton paysage. Ta raison d’être.