La pièce de théâtre Hilda, écrite par Marie NDiaye en 1998, a été mise en scène dans une nouvelle adaptation par Elisabeth Chailloux. Après plusieurs représentations au Théâtre National de Strasbourg, à Paris aux Plateaux Sauvages puis au quartier d’Ivry en février dernier, c’est au Théâtre Châteauvallon Liberté de Toulon que s’achève cette tournée, le 8 Mars 2022.
Actrice et metteure en scène de théâtre, directrice artistique de la compagnie La Balance, Elisabeth retrouve l’écriture de Marie NDiaye après avoir déjà mis en scène Le Petit Triptyque de la dévoration en 2008. À propos d’Hilda, elle a tout d’abord joué l’un des rôles principaux, celui de Mme Lemarchand, avant de proposer en octobre 2021 cette adaptation. L’engagement d’Elisabeth Chailloux dans cette nouvelle œuvre se déploie dans deux dimensions : une nouvelle mise en scène teintée d’onirisme de cette pièce marquée par la thématique de la présence-absence, mais également une dynamique de transfert ou de passage, de l’autre côté du miroir, depuis l’incarnation actorielle jusqu’à la mise en scène.
L’œuvre de Marie NDiaye, Hilda, témoigne précisément de ces dynamiques de transfert, sous une forme d’esclavagisme moderne ou de dialectique maître-esclave (Hegel), lié à la précarisation ; une femme appartenant à la « bourgeoisie de gauche », Mme Lemarchand, recrute la jeune Hilda, épouse de Frank Meyer, comme employée de maison, pour prendre soin de ses enfants, effectuer les travaux de maison, et lui tenir compagnie. À mesure que la pièce progresse, ce lien se fait étrangement cruel et possessif, sous les yeux du mari, Frank, impuissant face à la vampirisation de Mme Lemarchand envers son épouse. Mme Lemarchand, insatiable, exige toujours plus de la part d’Hilda ; elle mobilise, capture et retient cette femme, invisible et pourtant si présente. En faisant le choix de ne jamais représenter ou faire intervenir ce personnage pourtant central directement dans la pièce, l’écriture de Marie N’Diaye traduit déjà cette absente fantomatique ; celle-ci ne transparait qu’à travers les épisodes, dialogues et affrontements entre son mari, Frank, et Mme Lemarchand, chacun tentant de récupérer une part de cette femme tiraillée entre deux mondes, entre impératifs sociaux et impossibilité de retourner auprès des siens. Hilda se trouve ainsi absente physiquement de ces duels, mais son nom résonne à chaque tableau.
Comment retranscrire cette absence ou cette présence en creux, sur scène ?
Elisabeth Chailloux propose une nouvelle adaptation de la pièce, toute aussi lumineuse et stridente, dans laquelle les dialogues francs et le réalisme de l’œuvre trouvent un contrepoint subtil avec une mise en scène qui oscille entre minimalisme et onirisme.
Le premier tableau présente les deux personnages, Frank et Mme Lemarchand, qui démarrent leurs négociations, puisque cette dernière souhaite embaucher une jeune femme à la hauteur de ses espérances. D’emblée, le spectateur avide de représentation espère voir apparaitre, au fil de ces premiers dialogues, cette femme si précisément décrite, ses habitudes, sa silhouette, ses préférences. Et pourtant. Non. Hilda n’apparaitra jamais directement sur scène, mais la machine imaginaire commence à être mobilisée. Hilda n’intervient toujours pas sur scène, mais la mise en scène, les jeux d’ombres et de lumière, ainsi que les déplacements des acteurs témoignent de ce ballet imaginaire, qui semble évoquer sa présence/absence. Chaque détail, chaque élément scénique suggère ainsi l’absence en creux de cette femme dont le nom résonne pourtant si fort. Un fauteuil ocre trône, vide, sur scène ; il peut signifier la présence ratée d’Hilda, qui plane au-dessus de ces dialogues, réifiée et rapidement réduite à un concept sans réalité.
Elisabeth Chailloux renforce également ce sentiment de lutte doucereuse déjà présent dans les répliques stridentes de Marie N’Diaye, entre les Meyers et Mme Lemarchand.
L’échange entre les deux protagonistes s’apparente alors progressivement à une négociation et prend la forme d’un combat duel. Le mari d’Hilda, M. Mayer, tente à la fois de vanter les mérites de sa femme, qu’il espère voir travailler pour résoudre leurs conditions de vie difficiles, tout en souhaitant conserver une marge de manœuvre sur ce contrat sans pitié. Au fil de la pièce, la scène se transforme en ring de boxe. Chaque tableau est effectivement ponctué par un bruit de ring, qui représente un pas de plus dans l’affrontement entre Frank Meyer et Mme Lemarchand et crée une sorte de seconde scène dans le récit-cadre à la fois ironique et onirique.
De la même façon, la mise en scène renforce la lutte intérieure du personnage d’Hilda, tiraillée entre ces rôles de domestique et de mère, ses impératifs professionnels et personnels. Chaque tableau est ponctué de pleurs d’enfants, en voix off, semblant sortir d’outre-tombe ; les enfants d’Hilda réclament-ils leur mère ? Ou seraient-ce ceux de Mme Lemarchand qui appellent, à leur tour, celle qui semble se substituer à la leur ? Hilda, devenue seconde mère ou ersatz de Mme Lemarchand, en substitut du rôle qu’elle n’arrive pas à occuper, en valet devenu maître ?
À travers cinq tableaux, la pièce se fait de plus en plus tragique, tout en mêlant les univers et les interprétations. Car cette vampirisation est subtile, et n’est pas unilatérale. Mme Lemarchand est un personnage dépeint dans son hypocrisie bourgeoise, humaniste, souligne Elisabeth. Elle souhaite « civiliser » Hilda, en lui offrant un accès aux livres de sa bibliothèque, en lui donnant accès à un savoir qui est le sien, en essayant de l’extraire de son environnement initial. « Hilda se plait », précise Mme Lemarchand. Hilda se complait dans ce rôle, semble s’affranchir de sa condition, sous certains aspects : qui a raison, et qui a tort ? Hilda n’a pas de voix, ne peut s’exprimer directement, elle n’existe qu’à travers les discours rapportés de Mme Lemarchand. Qu’en pense-t-elle ? Est-ce qu’elle brule de revoir les siens, comme le soutient M. Meyer ? Ou au contraire, comme le prétend Mme Lemarchand, se plait-elle dans ce nouveau rôle, loin de tout ? Mme Lemarchand, elle aussi, souffre, et dépeint sa souffrance, dans une scène de révélation, où elle confirme pouvoir « passer à l’acte » à tout moment, sans le soutien d’Hilda; elle ne supporte pas ses enfants, n’arrive pas à s’occuper d’eux, à assumer sa vie familiale, qu’Hilda prend en charge si précieusement. Et dans cette mascarade de rôles et de voix, Hilda se fait progressivement mère des enfants de Mme Lemarchand, puis sa sœur, Corinne, se fait mère des siens, délaissés du fait de ce travail vampirique. De mères en mères et de femmes en femmes, les rôles s’inversent et se bousculent. Ce rejet de rôles et cette inversion en transferts rappellent le Persona d’Ingmar Bergman, et particulièrement le plan vampirique de Liv Ullman prête à mordre le cou de Bibi Anderson, face au miroir qui se fait caméra, ou cet échange redoublé entre les deux personnages féminins qui témoignent de cette difficulté d’être mère: « tu avais tout, en tant que femme et en tant qu’artiste. Mais tu as échoué en tant que mère » Les plans se redoublent et la scène s’apparente à un dialogue de soi à soi, de mère à femme, d’artiste à mère.
Qu’en est-il de cette vampirisation au féminin ?
Elisabeth Chailloux revient sur cette dimension féminine du geste ; de la création, mais également de la vampirisation. Le vampire peut être associé à Nosferatu, à Dracula, dans l’inconscient collectif, véhiculé par ces images directes d’hommes aux dents longues et aux doigts fins. Mais qu’en est-il de cette figure féminine du vampire ? N’est-on pas habitué à percevoir une dérive de fascination, de façonnement par le regard masculin, teinté de la figure de Pygmalion, qui crée son modèle selon son désir préétabli, selon un fantasme ou un idéal façonné dans son esprit, comme cela est le cas du personnage qu’incarne James Stewart dans le Vertigo d’Hitchock, figure d’obsession qui tente coûte que coûte de retrouver la femme qu’il a aimée et qu’il semble avoir perdue. Il façonne, dessine, recoupe et remodèle cette nouvelle femme, Judy, selon le canon de l’ancienne, à l’image d’un tailleur gris qu’il tente en vain de retrouver, aux bras de sa nouvelle amante. Ce personnage aspire en quelque sorte l’image de la nouvelle femme et la réduit à l’aura de la précédente. Il s’agit là d’une capture de son souffle et de son énergie vitale au profit d’une image fantasmée.
Et quand le vampire se fait femme ?
Le personnage de Mme Lemarchand joue de cette ambiguïté dans une posture entre bienfaisance et exploitation. Elle propose à Hilda de se vêtir de nouvelles robes qu’elle lui offre, de se parfumer et de changer sa coupe de cheveux. Ce geste est cruel et intime et peut s’apparenter à un viol, souligne Elisabeth Chailloux. Mme Lemarchand arrache une part de féminité d’Hilda, et lui vole cet élan de vie, tout en s’emparant progressivement de son image : « Vous ne la comprenez de travers parce que vous n’êtes qu’un homme. Je sais, moi, de quoi Hilda est faite ». L’une des séquences les plus éloquentes et qui révèle la puissance de l’écriture de Marie N’Diaye tout autant que celle de la mise en scène d’Elisabeth Chailloux est ce dialogue entre Frank et Mme Lemarchand, dans le jardin de celle-ci, où les deux personnages observent, au loin, Hilda. Cette scène est l’une des plus significatives en termes de représentation et d’absence de la figure fantomatique d’Hilda. Elle est décrite, dans sa robe bleue, volant au vent, auprès des enfants dont elle s’occupe, elle est légère, et portée par les rayons du soleil. Sur scène, deux cadres évoquent des fentes lumineuses et des respirations permettant de changer de décor. Des lisières d’ombres et de lumières traversent l’espace, et Hilda semble plus présente que jamais ; le spectateur croit l’apercevoir tant elle est présente, tant il a pu l’observer en creux dans ces multiples dialogues et dans cette mise en scène qui laisse planer son fantôme, de lumière, de cadres, et de décors. Hilda se mêle au décor, non par manque d’importance, mais précisément par la force de son personnage et par l’importance de son rôle. Sans Hilda, Mme Lemarchand n’est plus rien. Et sans Hilda, Frank Meyer se meurt.
Hilda, vidée, est une coquille vide, un concept sans source ou sans origine, prêt à embrasser les rôles idéalisés que chacun y projette, à l’image de cette dernière scène où Mme Lemarchand devenue Hilda secoue ses cheveux longs : « Vous en souvenez-vous, Frank ? ». Qui se cache sous cette image, l’original, ou la copie ? Le vampire que l’on ne voit pas n’est-il pas le plus subtile, le plus inquiétant ? L’inquiétante étrangeté ne se loge-t-elle pas précisément dans ces éléments familiers qui font retour sous un aspect dérangeant, différent, autre et non-reconnaissable ? Mme Lemarchand est un vampire moderne, notre vampire intérieur, notre vampire sociétal, vampire, comme un rôle que l’on endosse et perd, et prête, et accepte, tour à tour, dans un ballet de mascarade, que l’on ne perçoit plus tant il est insidieux, tant il est étrangement familier.
L’entretien à l’origine de cet article est disponible sous la forme d’un podcast sur la plateforme de notre partenaire scientifique