Je n’avais pas prévu de me rendre au Kazakhstan, mais il arrive que les événements précipitent les choses. Cette fois, il s’agit d’une insurrection inattendue qui éclate à Almaty, la capitale économique. Les médias diffusent des images de la mairie en flammes et de violents affrontements. Personne à Paris ne semble véritablement comprendre ce qui se passe. Le « journalisme en chambre » condamne à l’approximation et aux partis pris. Aller à Almaty, donc, pour voir.
À mon arrivée, la ville est calme, baignant dans une lumière d’hiver. Les gens se promènent, les enfants jouent dans la neige. Il est difficile d’imaginer qu’il y a moins de deux mois une flambée de violence faisait vaciller le gouvernement kazakh. Cette atmosphère apaisée, presque provinciale, n’est pas ce à quoi je m’attendais. Ne reste-t-il donc aucune trace des manifestations de janvier ?
Un groupe de jeunes skateurs bavardent. On pourrait être dans n’importe quelle ville du monde si, à l’arrière-plan, ne se dressaient pas les ruines de la mairie. Ne demeurent que les structures porteuses, le reste est parti en fumée. Malgré les travaux de reconstruction qui ont commencé, on distingue encore des traces d’incendie. Sans doute faudra-t-il des mois pour restaurer ce gigantesque bâtiment.
La porte d’accès à la résidence du président a elle aussi été incendiée. En s’approchant, on distingue des impacts de balles dans les vitres-miroirs de la guérite du gardien. Les brisures décomposent le reflet de la grille d’entrée à la manière d’un kaléidoscope. Le bâtiment semble avoir été pris d’assaut. Devant l’ampleur des dégâts et les moyens utilisés, on a peine à croire à une simple manifestation contre l’augmentation du prix du gaz.
Les bâtiments publics ne sont pas les seuls à avoir été saccagés. En banlieue d’Almaty, je fais le portrait du propriétaire d’une station-service incendiée. Nous échangeons quelques mots. Selon lui, des agitateurs se seraient mêlés aux simples manifestants, mais pilotés par qui ? Il n’en sait rien. Pour lui, le plus important est que la vie reprenne son cours.
Des traces de balles sont encore visibles sur les murs du commissariat de quartier qui était au cœur des émeutes. Le commissaire, vêtu d’un long manteau au col de fourrure, me dit que parmi les manifestants, certains étaient organisés (ils ont commencé par dévaliser les armureries), armés de lance-grenades et de kalachnikovs, tiraient bien, se déplaçaient à couvert ; bref, agissaient davantage en paramilitaire qu’en quidam. Qui et quoi qu’ils aient été, ils ont tué dix-neuf policiers. Ceux qui acceptent que je les photographie n’ont pourtant pas l’air de garçons fragiles…
Je me rends dans un des hôpitaux qui ont accueilli les blessés. Le personnel s’est trouvé débordé par le nombre de ceux-ci, qu’ils aient été membres des forces de l’ordre ou bien manifestants. Cet hôpital de taille modeste en a accueilli près de deux cents, dont beaucoup blessés par balle.
Situé au vingt-huitième étage d’une tour, le bar de l’hôtel Ritz-Carlton domine la ville. D’ici, Almaty semble immense, adossée aux contreforts des montagnes Zailyisky Alatau, dont le plus haut sommet culmine à près de 5000m. Deux millions de personnes vivent là. Pour moi qui ai voyagé dans tant de villes de l’Est, Almaty me semble à la fois étonnante et familière. La ville ressemble moins à Moscou qu’à Téhéran, dont elle est géographiquement un peu plus proche.
En 1991, quand l’effondrement de l’Union soviétique a mené le Kazakhstan à l’indépendance, l’avenir paraissait incertain. Le pays comptait 16,5 millions de personnes. Les Kazakhs, musulmans, n’étaient que 40%. Les autres étaient majoritairement Russes, mais aussi Ukrainiens, Allemands (descendants des Allemands de la Volga déportés par Staline), Biélorusses, Polonais, etc. À Almaty, qui était alors la capitale, ces russophones formaient 70 à 80% de la population. Aujourd’hui, les Kazakhs sont devenus majoritaires, sous la double influence de leur plus grand dynamisme démographique et d’une émigration massive des Slaves. Symbole de ce basculement, la statue de Lénine a été remplacée par celle du poète Abaï Kounanbaïouly.
Ceux qu’on nomme les « Russes ethniques » sont néanmoins toujours présents à Almaty. Les églises orthodoxes sont elles aussi encore bien là. Les liens du Kazakhstan avec la Russie restent forts, plus forts même qu’avec la Chine.
Durant les années 90, l’hôtel Kazakhstan était, paraît-il, le repère de la pègre. Les maffieux y séjournaient à l’année. Ces années de désordre qui ont suivi la chute de l’Union soviétique ont laissé dans les esprits des traces indélébiles – dans les esprits et les imaginaires. Aujourd’hui, les touristes ont remplacé les chefs des maffias locales et la gloire de l’hôtel a un peu pâli.
Autrefois, ce bâtiment situé dans un parc, en plein cœur de la ville, était « la maison des pionniers », c’est-à-des des scouts soviétiques. Il reste de nos jours fréquenté par les enfants et les adolescents qui peuvent y faire gratuitement toutes sortes d’activités. Sa fonction n’a donc pas changé, preuve qu’on n’efface pas l’histoire comme on efface un tableau noir. Kassym-Jomart Tokaïev, le nouveau président, semble vouloir édifier une société plus équilibrée où les richesses seraient mieux réparties. Bien qu’elle soit nécessaire, une telle transformation va prendre du temps.
Le Kazakhstan est un des pays les plus riches en métaux et hydrocarbures de la planète. Il produit du chrome, du titane, du rhénium, du cuivre, du fer, etc., et, surtout, 40% de l’uranium mondial. Les plus importants sites miniers, situés dans les régions du nord limitrophes de la Russie, fonctionnent en symbiose avec l’Oural. Pourtant, bien qu’il soit une puissance métallifère et industrielle, le pays a conservé des caractères issus de son passé nomade. Je suis notamment frappé, dès que l’on quitte Almaty, par la présence de chevaux. Il y en a le long des routes et dans chaque village. Ils sont partout aux côtés des hommes, comme des ombres.
Je ne suis pas un journaliste engagé. Je ne suis qu’un simple voyageur curieux de la complexité d’un monde que je vois en nuances de gris. C’est sans doute pourquoi mon séjour ici ne m’a pas permis de répondre à toutes mes questions. Je repars avec la seule conviction que les émeutes de janvier n’ont pas été – ou plutôt n’ont pas été seulement – une révolte populaire. Ne pas comprendre complètement un événement me paraît moins grave que de se satisfaire d’une explication toute faite. « Je ne sais qu’une chose, c’est que je ne sais rien. » Si la curiosité n’est pas satisfaite d’un côté, elle peut l’être d’un autre. Ainsi ai-je découvert Almaty et ses habitants, Almaty où je pense déjà à revenir.
Crédits photographiques : (c) Guillaume de Sardes