En s’appropriant des œuvres achetées, conservées et préservées par des collectionneurs passionnés dont l’activité est essentielle pour le marché de l’art, certains États contribuent à déstabiliser l’ensemble du secteur. Une forme d’expropriation justifiée au nom de la préservation de « trésors nationaux », qui risque cependant de dissuader mécènes et collectionneurs et, ce faisant, de mettre en péril l’activité des artistes.
Quel point commun entre Le Porte Étendard de Rembrandt (1606-1669), La Dérision du Christ du peintre florentin Cimabue (1240-1302) ou Le Déjeuner (1876) de l’impressionniste français Gustave Caillebotte ? Chacun de ces trois tableaux a été, dans un passé récent, très officiellement classé « trésor national » par l’État français : le premier par arrêté du ministre de la Culture en date du 9 avril 2019, le second en décembre de la même année et le dernier en janvier 2020. Appartenant toutes les trois à des collectionneurs privés, les toiles concernées ont été automatiquement frappées d’un refus de certificat d’exportation rendu par la Commission consultative des trésors nationaux (CCTN), décision qui rend leur vente impossible pendant un délai incompressible de trente mois au cours desquels l’Etat français peut chercher à réunir les fonds nécessaires à leur acquisition.
Les « trésors nationaux », un dispositif théoriquement très encadré
Pour chacune de ces toiles de maîtres, la CCTN, suivie par le ministère, a estimé que sa sortie du territoire représenterait une perte grave et irréversible pour le patrimoine national. Arguant, pour Le Porte Étendard, de sa présence sur le sol français depuis le 19e siècle et du caractère emblématique de l’œuvre dans la production de Rembrandt ; pour La Dérision du Christ, de la présence au Louvre d’une autre toile de Cimabue ; et, pour Le Déjeuner, de « sa grande qualité d’exécution, son traitement novateur et sa place dans la carrière de Caillebotte ». Propulsées du jour au lendemain au rang de « trésors nationaux » par les plus hautes autorités françaises, ces œuvres, jusqu’alors propriétés de collectionneurs privés, ont donc en quelque sorte échappé, d’un coup de stylo public, aux mains de leurs détenteurs légitimes, du moins pendant la période au cours de laquelle l’État cherche à s’en rendre acquéreur.
Byzantine, la procédure faisant d’une œuvre d’art privée un « trésor national » n’en demeure pas moins, en France, dûment encadrée. La définition d’un trésor national figure ainsi noir sur blanc dans l’article L. 111-1 du code du patrimoine, qui liste un certain nombre de critères à respecter. La loi de 1992 définit quant à elle les trésors nationaux comme des « biens culturels qui présentent un aspect majeur pour le patrimoine français d’un point de vue de l’histoire, de l’art ou de l’archéologie ». Des seuils de valeur (150 000 euros pour une peinture) et d’ancienneté (50 ans) s’appliquent également – mais pas, en revanche, de condition de « nationalité » : comme en témoigne le sort du Rembrandt, un trésor national n’est pas nécessairement « français » ; seule sa présence sur le territoire entre en ligne de compte. Enfin, la collégialité et la diversité des profils des douze membres de la CCTN assurent, théoriquement, le respect de critères objectifs et rationnels.
L’affaire de la Tête de jeune femme, ou les dérives du concept de « trésor national »
Il fallait au moins cela pour justifier ce qui demeure la seule et unique exception au sacro-saint principe de libre-circulation des marchandises au sein de l’espace Schengen. Autant d’élémentaires précautions dont semble s’être affranchi, sans trop de scrupules, l’État espagnol dans l’affaire de la Tête de jeune femme, ce tableau de Pablo Picasso que Madrid a ni plus ni moins subtilisé à son propriétaire. Et ce, dans des circonstances troubles : propriété du banquier espagnol Jaime Botin depuis 1977, date à laquelle l’héritier de l’empire Santander a acquis la Tête, la toile du maître du cubisme se trouvait depuis, et ce de manière permanente, à bord du yacht de l’homme d’affaires, une belle goélette blanche à trois mats baptisée Adix.
Battant pavillon britannique, mouillant principalement dans le port anglais de Falmouth, l’Adix navigue en 2015 au large du port corse de Calvi quand la douane française accoste le navire. Les douaniers s’emparent de La Tête de jeune fille et la remettent aux autorités espagnoles, qui accusent Jaime Botin – absent lors de l’abordage de son bateau – de « contrebande ». Le tort du banquier ? Avoir prévenu en bonne et due forme l’administration française de son intention de déplacer le tableau dans un entrepôt sécurisé à Genève. Considérant la toile comme un « trésor national » du simple fait que l’Adix ait parfois frayé dans ses eaux territoriales, alors même qu’elle n’a jamais été officiellement classée comme telle, l’Espagne estime de son côté que celle-ci ne saurait être exportée, fut-ce en terrain neutre helvète.
Malheureusement pour notre banquier, l’affaire ne s’arrête pas là. Poursuivi pendant huit ans par une justice espagnole acharnée pour le vol de son propre tableau, le nonagénaire Jaime Botin est définitivement condamné, en février 2020, à trois ans de prison, à 91,7 millions d’euros d’amende et à la saisie de La Tête de jeune fille. Une sanction d’une sévérité inédite dans une affaire de ce genre, particulièrement au regard de la valeur estimée du « larcin », l’oeuvre de Picasso étant, aujourd’hui, estimée à 27 millions d’euros – un montant plus de trois fois inférieur à celui de l’amende infligée. Bien décidé à faire valoir ses droits, le banquier espagnol devrait prochainement déposer un ultime recours devant la Cour européenne des droits de l’Homme de Strasbourg.
« L’avenir des collections publiques passe par les collections privées »
Symptomatique d’une forme de dérive liée au concept de « trésor national », l’affaire de La Tête de jeune fille a le mérite de mettre en lumière un mécanisme qui, pour être souvent légitime, s’apparente parfois à de l’expropriation pure et simple d’oeuvres d’art. Cette fuite en avant patrimoniale de certains États pourrait bien dissuader les collectionneurs privés, dont le rôle sur le marché de l’art est aujourd’hui central : ainsi en France, 80% du chiffre d’affaires des galeries est assuré par les ventes aux particuliers. Siégeant souvent aux conseils d’administration des musées, lançant leurs propres fondations, soutenant les jeunes artistes et dynamisant la vie artistique locale, les collectionneurs privés s’imposent, en ces temps de restrictions budgétaires publiques, comme des acteurs incontournables de l’écosystème artistique.
L’activisme « artistique » ou patrimonial de certains États ne laisse pas de surprendre alors que les collections publiques sont, qu’on le veuille ou non, toujours plus dépendantes du privé. Donation du couple Hays au Musée d’Orsay (350 millions d’euros), donation de la Collection Yvon Lambert à Avignon (estimée à 100 millions d’euros), ouverture de la Fondation Louis Vuitton à Paris et arrivée, après plusieurs décennies de malentendus et de fâcheries, d’une partie de la collection de François Pinault à la Bourse de commerce… : jamais l’Etat français n’aurait pu acquérir ni présenter au public ne serait-ce qu’une fraction de ces spectaculaires collections privées sans la bonne volonté de leurs propriétaires. Ce qui fait dire à Guillaume Cerutti, ancien numéro deux du Centre Pompidou, que « plus que jamais, l’avenir des collections publiques passe par le développement des collections privées ». A bon entendeur.