Kyriaki Goni, à l’interface entre art et sciences, investigue les interactions entre la technologie et la société et les synergies entre humains et machines. Ses créations artistiques se présentent sous forme de vidéos, de dessins, de textes, d’installations à la fois sonores et visuelles, et de workshops. Dans l’exposition « La Voie Verte » (jusqu’au 19 novembre, à Perama, banlieue d’Athènes), Kyriaki Goni présente un poème d’art, à savoir Narrative Poem about the Origins of Networks of Trust. Cette poésie, qui fait partie de l’installation Networks of Trust (2019), évoque les origines, les rôles et les contributions des réseaux humains dans la survie collective de l’humanité.
Kyriaki Goni est l’une de ces artistes connectée au futur dont on ne saurait comprendre le propos aussi complexe que fascinant sans prendre le temps de rencontrer à la fois le travail et la créatrice. Une artiste d’exception, hyperconnectée au monde, à l’univers, un univers qu’elle s’est créé, qui inclut aussi bien l’Histoire millénaire des Cyclades que l’intelligence artificielle. Kyriaki Goni, sur l’une de ses Cyclades bienaimées, se tient au point culminant de l’île, un point d’où l’on voit toutes les limites de la terre et l’illimité de la mer Egée. Ce rapport constant entre la limite et l’illimité nourrit la pensée de Goni. Son monde est un archipel, comme l’écrit si bien Alexander Strecker, et dans ce monde, l’artiste, connectée avec le passé, avec ses îles pas encore disparues, dévisage le futur et confronte son mental à l’intelligence artificielle (IA).
Mais, me direz-vous, qu’est-ce qui lie les Cyclades à l’IA ? Les réseaux, répond sans sourcilier Goni. Les Cyclades, à y bien regarder, vu de haut… forment un formidable réseau, un réseau de communication qui a permis leur survie au fil des siècles, la survie de leur agriculture, la survie de ce mélange de complaisance et de résistance au tourisme qui fait qu’elles vivent encore. L’archipel est un réseau originel, naturel, humain.
Sur son bureau – sa table plutôt, car Goni travaille « à la maison » comme tant d’artistes depuis le printemps 2020 – trois livres : Post Human Glossary, Atlas of AI, More than Human. Goni la talentueuse met en œuvre la maxime de Beethoven : « le talent, c’est de travailler tous les jours. » À chaque instant. Qui plus est, il s’agit de travailler par désir, par nécessité intérieure, de travailler pour assouvir l’émotion qui l’étreint, davantage encore que la curiosité qui l’anime. C’est bien cette émotion qui a poussé la jeune artiste à explorer, dans le cadre d’un double master en art digital et en « digital media », cette IA tant décriée, génératrice de nombreuses peurs, créée par nous humains mais dont nous craignons qu’elle ne nous échappe. Nous avons hérité de toutes les recherches de ceux qui nous ont précédé, mais comment, s’interroge l’artiste, allons-nous gérer cet héritage ? Comment implémenter une IA durable – une intelligence de la durabilité – et des réseaux aussi bienfaisants que les réseaux insulaires ?
Alors l’artiste cherche, explore, travaille sur son ordinateur, sans se cacher que tout ce que qu’elle fait, les calculs, les datas, les avatars, les infrastructures, qui semblent pourtant intangibles, en réalité représentent une présence massive qui consume une énergie énorme. Elle ne méconnaît ni l’empreinte carbone des « data centers » ni l’utilisation d’éléments rares qui seuls permettent à l’heure actuelle de faire fonctionner nos instruments connectés. Quelles infrastructures vont permettre de « jardiner les données » de manière durable (Data Garden)? Dans quel(s) espace(s) saurons-nous développer les synergies les plus durables entre humains et IA ? Comment être autonomes ? Où conserver nos données personnelles ? À cette question, Goni est tentée de répondre : sous l’Acropole…
Kyriaki Goni est aussi une poétesse de la virtualité du réel, de la réalité du virtuel. « La poésie, dit-elle, est une manière protégée de prendre soin de soi en ces temps difficiles ». La voix est un élément essentiel de ses créations. La voix ? La sienne quand il s’agit d’expériences essentiellement personnelles comme dans Network of Trust ; celle d’acteurs ou actrices, quand c’est l’IA qui s’exprime. Car Goni est aussi une « écouteuse » convaincue que « la capacité d’écouter est une action ». Alors elle écoute, pendant le « lockdown », la nature, le silence retrouvé, le champ des oiseaux échappés du Silent Spring de Rachel Carson. Et les baleines… les baleines qui pour la première fois depuis des décennies, naviguent dans un océan presque silencieux.
Constamment en réflexion, constamment à l’affût, constamment en création, Kyriaki Goni crée des expositions pour communiquer, explique-t-elle : « Je veux communiquer avec le monde, mais communiquer par l’intermédiaire de mon travail et mes œuvres, mes installations, mes vidéos parlent pour moi. Je partage mes émotions grâce à mes expositions, c’est bien plus efficace que les réseaux sociaux. » Dans cette logique, Kyriaki Goni organise régulièrement des workshops autour de ses œuvres, l’enseignement fait partie de son travail, il en est l’une des extensions. Elle rêve aussi de pouvoir dialoguer avec les fossiles du plus lointain passé grâce à l’intelligence artificielle ou non, comme avec les voyageurs du futur.