Du Liban on n’aurait aucun mal à mettre en valeur le pittoresque, et encore moins, surtout depuis l’été 2020, le pathétique : l’un des plus beaux pays du monde est aussi, à tous points de vue, l’un des plus ravagés. Serge Najjar, qui compte parmi les meilleurs photographes libanais d’aujourd’hui, n’a emprunté ni l’un ni l’autre de ces chemins attendus. Alors que du Proche-Orient on a tendance à vanter la faconde, l’emporte chez lui une grande rigueur, qui n’est certes pas de l’impassibilité. Son travail, rassemblé dans un magnifique ouvrage des éditions Kahl, porte sur l’architecture de sa ville, Beyrouth. On n’y trouvera pas, cependant, les balcons ou les vieilles maisons qui, dans la mesure où ils ont échappé à la guerre et à l’explosion, témoignent de ce qui fut un rare point d’équilibre dans l’art de vivre en Méditerranée. Ce sont les bâtisses contemporaines, orthogonales, anguleuses, qui retiennent Najjar, car elles lui offrent le théâtre des constructions rigoureuses qu’il affectionne, aux découpes aussi nettes que les jeux de lumière y sont savants – comme chez Matthieu Venot, à ceci près que les cieux et les palettes sont éminemment différents, de l’Océan au mare nostrum. La ville comme théâtre urbain, avec ses pans colorés, ses points de fuite inattendus, ses ombres portées : tel est bien le terrain de chasse du photographe.
On se tromperait néanmoins en croyant que du Beyrouth de Najjar les humains sont absents. Un personnage au moins surgit à chaque photographie – « pour donner l’échelle », lit-on dans les textes du volume, mais il ne s’agit pas seulement de cela. Si la ville est un théâtre, les habitants, ouvriers ou promeneurs qui en peuplent les fenêtres et les passages en sont les acteurs, figures muettes d’une narration dont le fil est laissé à l’imagination du lecteur, humour inclus. Qu’apparaisse un petit enfant (comme dans la magistrale photo reprise en couverture), un jeune homme, un soldat, un vieillard, se joue à chaque fois une scène d’une grande intensité. Il y a quelque chose de baroque dans ces épiphanies, même si le baroque se nourrit de trompe-l’oeil et que tromper notre oeil n’est nullement le propos de Najjar. En ce sens, si on lui fait volontiers crédit de sa méfiance envers le recours trop facile à la série, il est certain aussi que l’album des éditions Kahl n’est pas une simple succession de « belles images », mais un puissant stimulant à la rêverie urbaine.
L’une des forces du livre est de cacher en son coeur la transcription d’un long « trilogue », animé par l’éditeur, où échangent sur la photographie Serge Najjar, Ferrante Ferranti et Jean-Luc Monterosso. Dans un « passage de flambeau » du fondateur de la MEP à l’artiste confirmé et de celui-ci au nouvel entrant (qui n’est pas pour autant un débutant), se transmettent convictions et questions. On s’interroge sur le jeu entre tradition et singularité qui permet de rendre compte de la situation de Najjar : les constructivistes, Lucien Hervé, Luigi Ghirri, assurément, mais au bout du compte une alchimie qui n’appartient qu’à lui. Parmi les ingrédients jetés dans l’alambic, une certaine austérité qui se méfie d’un rationalisme asséchant, une confiance dans les vertus libératrices de la contrainte formelle, une sensualité inattendue dans le goût des matières et des textures, complétées par une vraie capacité d’adaptation aux temps et aux lieux, habile à choisir entre le noir et blanc intense, la pleine couleur et des mariages subtils comme celui de l’ombre profonde et du bleu de la mer par une fenêtre ouverte. Au terme du processus, un oeil « met en ordre », là où précisément l’ordre le plus élémentaire fait défaut. « Ma démarche a été une thérapie par rapport à mon Liban », reconnaît Serge Najjar.
À sa manière, Beirut est une somme : à la fois la publication généreuse de plusieurs dizaines de photos, à mille lieues de certaines plaquettes faméliques, et la restitution d’innombrables déambulations attentives dans les quartiers d’une ville-monde. L’artiste laisse entendre que peut-être il clôt ainsi une étape de son travail. Une chose est sûre : quoi que montre ensuite Serge Najjar, on se tournera vers ses images avec curiosité et intérêt, tant elles sont singulières, maîtrisées et suggestives.
S. Najjar, Beirut, éd. Kahl, 2021, 120 p. (kahleditions.com) // ill. (c) S. Najjar et éd. Kahl.