L’image qui ouvre et qui clôt Désidération a été retenue pour être l’affiche des Rencontres d’Arles ressuscitées, en cet été 2021 ; on y voit un corps demi-nu, à mi-distance, dans un environnement désertique, le visage levé vers des cieux invisibles. La puissance de songe de cette photographie pourtant sobre est impressionnante, mais certes pas étonnante : de Smith on n’attend pas moins, tant l’univers visuel à nouveau mobilisé dans cet album est riche et singulier. Les terres ocrées ou bleutées où triomphe le minéral, où rampent racines et troncs tentaculaires, sollicitent un imaginaire antonionien. Une touffe d’herbes au creux d’une roche respire comme une toison au pli d’une peau. « Monde d’après » par excellence, qui fait écho à nos expériences récentes en même temps qu’il en annonce de bien plus radicales, désormais inéluctables.
Faudra-t-il les affronter dans la solitude ? Tel n’est pas le message de Désidération, où foisonnent les visages et les silhouettes. Humanité mystérieuse dans le désert du monde – avec la compagnie fidèle des chiens, dont la récurrence se fait presque mythologique. Pyrocyne est venu avec ses amis à quatre pattes, et il accompagne la quête de Smith et de ses complices. Car c’est bien de mythes qu’il s’agit, dans un ciel qu’on scrute sans être sûr de pouvoir y discerner encore ces motifs où la culture classique a disposé tous les récits dans lesquels s’ébrouent les dieux et les héros. Mais que dit la voûte sidérale à notre « condition désastrée », demande en ouverture Lucien Raphmaj ? Avons-nous la capacité de faire surgir encore « de nouvelles conjonctions du désir » ?
Si des agencements inédits apparaissent au fil des images de Smith, c’est à coup sûr par fragments. Pas de grand récit totalisant, mais des errances et des rencontres qui réenchantent l’horizon. Des percées de désir dans l’opacité du monde. La photographie, à ce point, rejoint l’écriture, à commencer par celle de Pascal Quignard qui, plus que tout autre, a inscrit à notre lexique la désidération : chez Quignard, elle est ce qui permet de dépasser la paralysie de la fascination, représentée par Méduse au regard pétrifiant. Dans le desiderium au contraire, la perte met en mouvement, pousse à retrouver ce dont on a été séparé. C’est ce mouvement qui anime les images de Smith, où les « désastrés » que nous sommes se reconnaissent et se dés/orientent avec bonheur.
Smith, Désidération (prologue), éditions Textuel, en librairie le 29 juin 2021. // Exposition aux Rencontres d’Arles du 4 juillet au 26 septembre.
Toutes les images : série Désidération (2000-2021), avec l’aimable autorisation de la galerie Les Filles du Calvaire.