Skagen est à la pointe la plus septentrionale de la péninsule du Jutland, où confluent les eaux de deux mers, la mer du Cattegat et le Skagerrak. Ce petit port de pêche du Danemark, très proche à vol d’oiseau des fronts côtiers de Göteborg, Suède, a le regard tourné vers la mer. Skagen est une pointe pétrie de sable blond et de houle marine, fouettée de sel et mer. Dès les années 1860, les peintres y arrivent. En 1883, Peder Severin Krøyer s’y installe, quittant définitivement Copenhague pour y pratiquer la peinture de plein air, à la mode du temps. Le lieu est sauvage comme un bout de monde reculé, mélancolique comme un paysage marin, lumineux comme ces contrées nordiques baignées du soleil de minuit. Au fil des ans, Krøyer se sent de plus en plus happé par les atmosphères marines. Il délaisse ce qui était alors ses premières amours, celles des années 1870 et 1880, les scènes du monde du travail, les tableaux des pêcheurs halant un bateau, les portraits individuels ou de groupe et les autoportraits, les jardins luxuriants de scènes estivales où filtre le soleil à travers la tonnelle. Son travail désormais consiste à saisir l’insaisissable de la lumière scandinave. Le peintre s’essaie à rendre compte de cette atmosphère entre deux lumières, celle du crépuscule en devenir et de la nuit non encore advenue, ce que les scientifiques et la littérature géographique nous avaient déjà expliqué en parlant de l’heure bleue. Krøyer restitue la magie d’une lumière dont les rayons au ras du sol parcourent un long trajet à travers la brume avant d’atteindre la terre. Le soleil y reste bas ; le crépuscule dure plus longtemps qu’ailleurs. Le maître danois peint des lignes d’horizon fondues entre deux univers, le ciel et la mer. Les toiles sont noyées de tonalités bleues : Étude de mer (1885), Soirée calme sur la plage de Skagen (1893), Ambiance vespérale à Skagen (1893), Pleine lune (1894), Soleil d’après-midi sur mer calme (1899), La plage de Skagen au clair de lune (1899), L’heure bleue (1907). Le bleu y est satiné. Le bleu y est éclat. Il est ici rehaussé de blanc, là de lilas, voire de mauve, à l’occasion de vert. Il est étalé en longues lignes de plusieurs couches. Il contraste avec les lames argentées de l’écume et dialogue avec le sable ocreux. Il sature le silence vespéral des nuits d’été, au Jutland.
Certes, les musées parisiens nous avaient déjà offert l’occasion de revisiter cette lumière scandinave au Musée Jacquemart-André en 2019 avec Vilhelm Hammershøi, lui-même disciple, peut-être le plus célèbre, de Peder Severin Krøyer, et surtout avec « L’Âge d’or de la peinture danoise (1801-1864) » au Petit Palais en 2020. Aujourd’hui pourtant, cette exposition au musée Marmottan propose, en 38 toiles signées de Krøyer, autant d’instants suspendus que nul catalogue ni visite virtuelle ne pourront jamais restituer, ni sur papier glacé ni sur écran. La lumière qui émane des toiles de Peder Severin Krøyer n’a d’autre loi que l’exigence injonctive d’un face-à-face. Pour un seul de ces enchantements, il aura fallu patienter toute une année…
Exposition au Musée Marmottan-Monet (Paris), jusqu’au 25 juillet.
Image de tête : Peder Severin Krøyer, La Plage de Skagen au clair de lune, 1899, huile sur bois, Copenhague, Statens Museum for Kunst, © SMK Photo/Jakob Skou-Hansen. – Image de fin : Id., Soirée calme sur la plage de Skagen, Sønderstrand (Anna Ancher et Marie Krøyer marchant), 1893, huile sur toile, Skagen, Skagen Kunstmuseer, © Art Museums of Skagen.