En-dehors du Covid – qui n’est manifestement pas un frein dans les pays voisins – il y a peut-être une explication à l’interminable fermeture des musées en France. D’une manière plus ou moins directe, la déculturation des lieux de culture pourrait être en cause.
A la fin du mois de février, la France était privée de ses lieux culturels depuis quatre mois, sans aucune date de réouverture prévue, aucune explication convaincante, aucune excuse. Certes, une sortie de crise est envisagée et cette question a fait l’objet d’une réunion entre la ministre de la Culture Roselyne Bachelot et 35 directeurs de musées et établissements culturels, le 8 février. Une réunion au sens de « on fera un point en réunion », « le chef est en réunion », une causerie.
Ils causèrent donc. Et ? Et rien. Pas de réouverture annoncée pour les musées, ni pour les monuments. Quant aux expositions, c’est la Bérézina : à Paris, à peine a-t-on fait le deuil de Spilliaert, Matisse et de la collection Albert Kahn qu’on se prépare à faire une croix sur Victor Brauner et Eugène Atget. Et tant d’autres.
L’année des méduses
L’été dernier fut une sorte de moment de grâce pour les Français qui ont eu la chance de visiter monuments et musées. Dans la capitale, en particulier, on n’avait pas vu les lieux de culture jouir d’une telle paix depuis des lustres. Ainsi pouvait-on déambuler au calme dans l’aile Richelieu du Louvre – c’était un peu plus animé côté Denon, et encore. Aussi visitait-on avec plaisir la Sainte-Chapelle « entre midi et deux » parmi de rares vacanciers et quelques travailleurs solitaires qui semblaient découvrir le joyau caché du quartier.
Après avoir grimpé 674 marches, les plus valides pouvaient capturer de charmantes images d’un coucher de soleil depuis la Tour Eiffel, au milieu d’adolescents venus de toute la région avec leur regard émerveillé et leurs regrettables enceintes musicales.
Que dire de l’expo Jacobsen au musée Bourdelle au détour de laquelle on découvrait, sur un discret pan de mur, une intense Méduse de Böcklin ? Lorsque nous sommes au calme, nous ne sommes jamais à l’abri d’une révélation.
Avant la deuxième vague se racontaient des histoires de Galerie des Glaces quasiment vide, de Catacombes sans encombres, d’Orsay sans autre file d’attente que celle vouée à la sécurité. Notez que même par temps de pandémie, le musée veille à ce que vous ne commettiez pas une tuerie de masse entre deux Sisley et trois Seurat ; comment diable en est-on arrivé à vivre dans ce monde-là ? Revenons à nos fermetures.
Des musées sonnants et trébuchants
Dès la fin janvier 2020, alors que le coronavirus nous semblait exotique, L’Express et Libération s’inquiétaient des effets du « virus chinois » sur le tourisme. C’était l’époque où nous pensions naïvement devoir subir les contrecoups d’une crise qui affaiblirait la Chine, et naturellement le tourisme nous préoccupait. Il faut dire qu’avec plus de deux millions de visiteurs à la fin des années 2010, un chiffre triplé en dix ans, les Chinois sont devenus l’une des locomotives de l’économie touristique en France.
Ces dernières années, un musée comme le Louvre a dû s’adapter et transformer son aile Denon – celle de la Joconde et autres toiles vedettes de Géricault, David et Delacroix – en « parc d’attraction » de la peinture, où les ?uvres se découvrent entre un magasin et une cafétéria. En général, les aménagements des grands lieux de visite vont dans le même sens, celui d’une industrialisation du tourisme.
Un musée, désormais, se pense aussi en terme de rentabilité. Dès 2009, le Figaro parlait du Louvre comme « un centre de profits ». Quelques années plus tôt, Jean Clair, dans son Malaise dans les musées (Flammarion, 2007), dénonçait l’usage de la « marque » Le Louvre, notamment à travers son utilisation commerciale à Abu Dhabi, et critiquait la création du musée des Arts Premiers qui relevait davantage du « cabinet de curiosités » que du lieu voué à la recherche et à la transmission des savoirs. D’une certaine manière, ces musées-vitrines procèdent d’une démarche aussi mercantile que celle qui préside désormais à la construction d’un food market sous la tour Eiffel ou de parkings géants à Chambord, ce sont des appeaux à clients. Et bien sûr, si les clients désertent, tout ceci est obsolète.
Pas de Chinois, pas de Delacroix ?
Nous pouvons concevoir que certaines infrastructures coûtent moins cher à fermer qu’à faire faire tourner au ralenti. D’autant que les mastodontes tels que le Louvre, Orsay et Versailles s’autofinancent largement, voire totalement dans le cas de Chenonceau, et nécessitent donc la présence des foules. Mais ce n’est pas le cas de Beaubourg ou du Quai-Branly, majoritairement subventionnés.
En début d’année, les dirigeants de musées ont accepté des jauges réduites par souci sanitaire et ne cessent de réclamer une réouverture, même très partielle. La fermeture n’est donc pas précisément motivée par un souci de rentabilité, mais il demeure difficile d’exclure de l’équation le sommeil de l’industrie touristique. En fait, cet ordre de fermer les grands établissements semble dicté par une prudence irrationnelle des gouvernants, teinté d’un certain mépris pour les passionnés d’art et de culture. En l’absence des meutes de touristes, le ministère en pleine torpeur semble se demander « à quoi bon ? » d’un air las.
Et les petits musées, les petits monuments ? Et les Beaux-Arts de province ? Couvre-feu pour chacun, musées pour personne, tout le monde suit Versailles et le Louvre, comme au temps des rois en quelques sortes.
Restent nos souvenirs d’été. Entre deux confinements, les musées et monuments furent, le temps d’une saison, le paradis des promeneurs. Ces palais se virent enfin dédiés aux délices de poètes que sont culture, curiosité et contemplation. C’était un accident.