On dit souvent de l’œuvre de Francis Bacon qu’elle porte en elle une forme de radicalité tant les toiles du peintre ne semblent admettre aucune passivité de la part de leurs spectateurs. Quiconque regarde un tableau de l’artiste anglais serait alors poussé dans ses derniers retranchements face à un imaginaire riche et violent, à la fois intellectuel et pulsionnel, fascinant et répugnant. Mais s’il est bien une chose à laquelle on ne s’attend pas en rentrant en contact avec celui qu’il est difficile de classer comme appartenant à une quelconque école de peinture, c’est la rencontre avec un autre génie de l’histoire de l’art : Picasso.
On sait que Bacon, comme beaucoup d’autres artistes du 20ème siècle, ne se cachait pas d’avoir été inspiré par le maître espagnol, et même d’avoir choisi la carrière d’artiste après avoir découvert certaines de ses œuvres lors d’un voyage à Paris en 1927.
Mais en étudiant de près son œuvre, on ne peut que se surprendre à y voir à maintes reprises l’ombre du mentor espagnol.
La violence tout d’abord. Ou en tout cas la perception de la violence tant Bacon réfutait systématiquement l’idée selon laquelle sa peinture était une peinture brutale voire horrifiante mais défendait plutôt une représentation de la réalité qui elle-même porte sa part d’intensité et, parfois, de violence. Si dans tous les cas la peinture de Bacon reste indissociable d’une intensité extrême, on associe de prime abord assez peu l’œuvre de Picasso à la violence. Pourtant, il suffit de s’attarder sur l’importante puissance émotionnelle dégagée par de nombreuses œuvres de Picasso, Guernica1 évidemment mais également beaucoup d’autres, pour y retrouver une tension et un sentiment tragique exacerbé dignes de l’œuvre de Bacon. Picasso ne disait-il d’ailleurs pas « je fais une peinture qui mord » ?
Si l’on prend par exemple la peinture des visages, thème par lequel il est aisé de rapprocher les deux peintres tant ils ont réalisé de portraits, on retrouve chez l’un comme chez l’autre une technique de déformation qui, si elle est très connue chez Bacon, est aussi présente chez Picasso. Pour s’en assurer, il suffit de se pencher sur les peintures dites « magiques » de l’artiste, soit sa période 1926-1930, qui donnent à voir des visages difformes au sein desquels les yeux remplacent la bouche qui elle-même remplace le nez, le tout exprimant souvent un sentiment de souffrance aiguë. Les bouches, dont Bacon voulait les peindre aussi bien que Monet peignait les couchers de soleil, furent en particulier un élément de l’anatomie que les deux peintres se sont attachés, chacun à sa manière, à déformer mais aussi à transfigurer.
Mais chez Picasso comme chez Bacon cette violence n’est pas arbitraire ou gratuite. L’artiste cherche à mettre au jour, à démasquer, une réalité plus profonde, au-delà des formes et des couleurs à travers lesquelles les choses se présentent. Ainsi Bacon, dans ses entretiens avec le critique David Sylvester révèle en 1966 « que les déformations qui me semblent parfois transmettre l’image avec plus de force soient un dommage me semble une idée très discutable. On transmet la sensation et le sentiment de la vie de la seule façon qu’on peut. »2
Cette approche fait finalement écho à l’essence même du courant artistique pour lequel Picasso restera célèbre, le cubisme, dont l’essence est de donner à voir le monde non pas au travers d’un prisme unique mais via une multitude de points de vue avec l’objectif d’y comprendre la vraie nature des choses et des individus. Le peintre espagnol disait d’ailleurs en parlant de sa célèbre maîtresse Dora Maar : « Pour moi, Dora est une femme qui pleure. Pendant des années, je l’ai peinte en formes torturées, non par sadisme ni par plaisir. Je ne pouvais que donner la vision qui s’impose à moi, c’était la réalité profonde de Dora ». On pourrait aisément mettre ces mots dans la bouche de Bacon et remplacer le nom de Dora Maar par l’un de ses amants.
Car, comme pour beaucoup d’artistes, l’œuvre de Bacon comme celle de Picasso ne peut être comprise sans se plonger dans la vie sentimentale de chacun des peintres. L’un comme l’autre a en effet eu une vie personnelle très agitée, avec de nombreux amants et maitresses qui ont indéniablement eu un impact important sur leur œuvre. Ainsi, on associe souvent la relation de Picasso avec Fernande Olivier à l’émergence de la période Rose du peintre (1904-1906), période heureuse du Bateau Lavoir qui succédait à la période Bleue (1901-1904) qui fut au contraire un moment de grande solitude et de grande pauvreté pour l’artiste. De même, Dora Maar avec laquelle Picasso eut une relation passionnée de 1935 à 1945, a pu jouer un véritable rôle de pygmalion pour Picasso qui, à ses côtés, a réalisé ce que beaucoup considèrent comme sa décennie la plus créative, décennie durant laquelle il a peint Guernica. Chez Bacon, beaucoup de ses personnages sont directement inspirés de ses amants, qu’ils aient joué un rôle important ou non dans sa vie, de même que les relations souvent brutales, animées par le sexe et la consommation d’alcool, ont donné naissance à des œuvres où les corps se rencontrent sans qu’on puisse dire s’il s’agit d’une étreinte amoureuse ou d’une lutte à mort. Finalement, l’excès de vie ayant été au cœur de la trajectoire personnelle et professionnelle des deux artistes, il n’est malheureusement pas surprenant que la mort s’y soit invitée. Chez Bacon, ses deux principaux amants, et donc modèles, Peter Lacy et George Dyer, se sont tous deux donné la mort alors qu’ils étaient encore avec Bacon tandis que deux des femmes les plus importantes de la vie de Picasso, Marie-Thérèse Walter et Jacqueline Roque, se sont, elles, donné la mort quelques années après la disparition du peintre suite à une importante dépression.
La tragédie aura donc sillonné la vie comme l’œuvre des deux hommes puisque, au-delà de la pulsion de vie ou de mort présente dans leur travail respectif, on se surprend à y retrouver des thèmes communs qui, là encore, permettent de rapprocher la vie, et donc l’œuvre, de deux artistes en apparence si différents. Ainsi, la tauromachie dont on sait à quel point elle fut chère au peintre espagnol qui représenta des scènes de corrida depuis son enfance jusqu’à la fin de sa vie, apparaît également dans l’œuvre de Francis Bacon. Ayant découvert cette tradition lors de voyages dans le sud de la France et en Espagne, Bacon a rapidement pris goût à ces spectacles dans lesquels il retrouvait une forme de tragédie qu’expriment ces luttes cruelles entre l’homme et l’animal, luttes qu’on peut à nouveau rapprocher à l’expression la plus passionnelle de l’acte sexuel.
Mais le taureau lorsqu’il devient minotaure sous le pinceau des deux peintres nous mène vers un autre sujet d’étude que les deux artistes ont en commun, celui des légendes grecques et de la mythologie. Ainsi, les allégories antiques auront ponctué, là aussi, l’œuvre des deux géants. Quand Picasso aura laissé d’innombrables sculptures et dessins représentant des créatures mythologiques, Bacon, lui, n’aura eu de cesse de relire L’Orestie d’Eschyle. La transposition de cette tragédie grecque dans son œuvre a d’ailleurs donné naissance à des œuvres mettant en scène des Érinyes, ces divinités persécutrices se gorgeant du sang d’Oreste.
Mais l’inspiration littéraire voire philosophique semble avoir été beaucoup plus forte chez Bacon que chez Picasso l’instinctif. Ainsi en 2019, le Centre Pompidou, dans une exposition intitulée Bacon en toutes lettres, soumettait aux visiteurs une autre source d’inspiration de l’artiste, La Naissance de la tragédie de Nietzsche. Le texte du philosophe allemand y était présenté comme une ultime clé de lecture de l’œuvre de Bacon, notamment via la fameuse opposition entre esthétique dionysiaque et apollinienne. De même qu’Eros et Thanatos s’opposent en permanence chez le peintre anglais, la beauté et l’ivresse qu’incarnent respectivement Apollon et Dionysos sont régulièrement renvoyées face à face, à l’image des personnages décharnés soigneusement mises en scène au centre d’un cube ou de formes géométriques, comme pour montrer que le désordre ne peut exister sans l’harmonie, et inversement.
Si, comme rappelé par le commissariat d’exposition du Centre Pompidou, l’étude des grands textes qui ont nourri Bacon tout au long de sa vie permet de davantage comprendre une œuvre complexe et cérébrale, l’immixtion de Picasso dans la lecture de celle-ci est un moyen d’en saisir une autre dimension, cette fois-ci profondément sensorielle.
C’est d’ailleurs sûrement là que réside une part importante de l’unicité et du génie de Bacon, dans la dualité profonde et radicale qui émerge en permanence de son œuvre, ni purement cérébrale ni purement sensible, synthèse ultime de celui qui restera décidément le peintre de la confrontation.
Bertrand Chambenois