Sotheby’s accélère sa politique de digitalisation et devance toujours Christie’s. Mais la maison de vente aux enchères doit se prémunir contre les risques de dégradation de sa note par les agences de cotation et les affaires qui écornent son image. Sotheby’s traversera-t-elle la crise sanitaire sans encombre ?
« Comme une machine à voyager dans le temps, la crise sanitaire, venue du fond des âges, nous a, à bien des égards, projetés dans le futur. Les projections des experts sur le développement de la société dématérialisée […] qui prenaient l’année 2025 comme horizon, se sont concrétisées en moins d’un an. »
Philippe Escande du Monde ne croit pas si bien dire lorsqu’il évoque l’accélération, au pas de course de la digitalisation, pour certains secteurs d’activité à la faveur du Covid. Les maisons de vente aux enchères ne font pas exception à la règle et doivent vivre avec les affres des confinements successifs qui empêchent le déroulement en présentiel de leurs transactions. Sans surprise, elles ont privilégié les opérations digitales, afin de faire face à la fermeture de leurs salles de ventes.
Accélération de la digitalisation et coups d’éclat
« Nous avons opéré un virage massif, des ventes en salle à pas moins de 200 ventes en ligne, qui vont peser 8 à 10% de notre chiffre d’affaires contre 1 à 2 % l’an dernier. L’an prochain, la moitié des ventes sera probablement en ligne », explique Guillaume Cerutti, directeur général de Christie’s. Mais sur ce terrain-là, c’est en fait Sotheby’s qui possède de l’avance sur sa rivale historique, à hauteur de 40% pour ses ventes.
Très réactive, la maison new-yorkaise a multiplié les ventes en ligne notamment grâce à des « sessions exceptionnelles à huis clos ». L’été dernier, elle envoyait au monde de l’art des signaux très positifs en vendant, en ligne et en direct depuis Londres, un triptyque de Francis Bacon pour 85 millions de dollars. Au cours de ces dernières années, Sotheby’s a su s’adapter en développant des technologies numériques et en acquérant des actifs pour faire face aux effets du ralentissement du marché de l’art. Développement de services associés aux ventes, tels que la livraison des oeuvres ou l’offre de financement, et services dédiés aux client les plus fortunés : de nombreuses transformations sont en cours et devraient soutenir la croissance de la maison de vente.
Cependant, Sotheby’s doit également faire face à un certain nombre d’ « affaires », dont elle se serait bien passée. Dans le cadre d’une enquête en cours sur Jeffrey Epstein, le fameux prédateur sexuel qui s’est suicidé dans une prison de Brooklyn en 2019, Sotheby’s est la cible de citations à comparaître émises par les procureurs des îles Vierges américaines, ce qui l’oblige à remettre à la justice « tous les documents évoquant ou relatant des acquisitions, des ventes, des enchères, en lien avec ou à propos de Jeffrey E. Epstein ». D’après le site Artnet, ce sont deux aquarelles de Paul Cézanne et un tableau de Pablo Picasso qui seraient concernées. La valeur totale de ces trois œuvres est estimée à 139 millions de dollars. Reste à comprendre le lien exact entre ces acquisitions douteuses et Jeffrey Epstein, qui usait, comme on le sait, de nombreux intermédiaires. Une entreprise aurait été chargée de la revente des œuvres, en lien avec Leon Black, le président du Museum of Modern Art de New York.
Affaire Yves Bouvier et affaire Isaac Sultan
Dans cette affaire de fraude fiscale présumée, c’est en fait l’ensemble du monde de l’Art qui est dans le collimateur de la justice. Ainsi la maison britannique Christie’s est également inquiétée, ainsi que le Museum of Modern Art (MoMA) de New York. Mais dans le cas de Sotheby’s, cette procédure en rappelle d’autres. Récemment, la procureure de l’Etat de New York, Letitia James, entamait une action en justice, alléguant que la maison aurait causé des millions de dollars de dommages à l’État de New York par des taxes de vente impayées. «Sotheby’s a violé la loi et volé des millions de dollars aux contribuables new-yorkais afin de doper ses ventes», affirmait récemment Letitia James, dans un communiqué. « La plainte devrait envoyer le message clair que personne n’est au-dessus des lois ».
Dans la plainte, de plus de 40 pages, déposée à la Cour suprême de l’État de New York le 6 novembre dernier, les avocats affirment que Sotheby’s « a aidé de riches clients à frauder le fisc pour stimuler ses propres ventes ». La maison de ventes aurait notamment aidé un client à se soustraire à l’impôt en remplissant des documents lui donnant des avantages qui ne sont légalement réservés qu’aux concessionnaires, et non aux collectionneurs privés, ici, selon le Wall Street Journal, Isaac Sultan, président d’Atlantic Feeder Services USA LLC à Miami. Sultan est connu pour collectionner l’art latino-américain et contemporain.
Autre affaire en date, l’affaire « Bouvier », du nom du marchand d’art suisse Yves Bouvier, à la réputation sulfureuse dans le milieu des affaires. La section Engagements et passifs éventuels du rapport annuel de Sotheby’s mentionne un procès dans lequel le milliardaire russe Dmitri Rybolovlev demande à Sotheby’s de compenser les 380 millions de dollars de dommages subis en raison de la complicité de la maison de vente aux enchères dans la fraude présumée d’Yves Bouvier.
Selon le plaignant, la maison de vente aux enchères aurait facilité 12 des 38 ventes menées par Yves Bouvier : « Sotheby’s a agi comme une maison de vente aux enchères, qui a volontairement, délibérément et sciemment contribué à la mise en œuvre du stratagème frauduleux. Les actions de Sotheby’s ont inspiré confiance aux demandeurs dans les actions de Bouvier et ont rendu l’ensemble du schéma frauduleux plausible et crédible ». Ainsi, selon Dmitri Rybolovlev, Yves Bouvier lui aurait fait perdre, notamment avec la complicité de Sotheby’s, des sommes faramineuses – près d’un milliard de dollars – par l’intermédiaire de Samuel Valette, vice-président du groupe Sotheby’s en charge des ventes privées, qui aurait vendu des œuvres d’art pour 600 millions de dollars à Bouvier sur une période de trois ans, après s’être entendu sur les prix à proposer au client final avec lui. Ce dernier aurait ensuite revendu ces œuvres à Dmitri Rybolovlev avec des marges de plus de 30%. Ceci en plus des 2% qu’il recevait sur chaque œuvre d’art de la part de Rybolovlev, en tant que son agent, selon leur accord. L’année dernière, le tribunal de district de New York a rejeté la demande de Sotheby de ne pas divulguer une correspondance compromettante pour Yves Bouvier et Samuel Valette concernant le coût des tableaux. De son côté, Sotheby’s nie ces accusations et estime que cette plainte est sans fondement.
L’arrivée de Patrick Drahi à la tête de Sotheby’s
L’arrivée du milliardaire franco-israelien Patrick Drahi à la tête de la maison pourra-t-elle sauver Sotheby’s du Covid et mettre un terme aux affaires qui écornent l’image d’une maison prestigieuse ?
En 2019, Sotheby’s est rachetée pour 3,7 milliards de dollars, 7 mois avant le début de la crise sanitaire, par le patron d’Altice. A la fin de l’année 2019, les engagements à long terme de Sotheby’s s’élevaient à 1 milliard de dollars. En mars 2020, Patrick Drahi doit faire face aux pertes financières provoquées par la pandémie et faire des coupes budgétaires. En avril, la maison réduit son personnel d’environ 12% (200 employés licenciés) et baisse les salaires des salariés restants. Fin avril, un rapport d’audit du cabinet Deloitte met en lumière les difficultés financières auxquelles est confrontée l’entreprise, qui connaît une perte nette de 71,2 millions de dollars et 467 millions de dollars de dette.
Dans le monde de l’art, Patrick Drahi était essentiellement connu en tant que collectionneur d’impressionnisme et d’art nouveau. Le bruit courait même que le vice-président des ventes privées de Sotheby’s, Samuel Valette, était son conseiller. Les initiatives de Drahi pour réorganiser le management de la maison de ventes aux enchères n’ont, curieusement, pas encore affecté ce dernier, Sotheby’s semblant frileuse à l’idée de devoir se passer de son épais carnet d’adresses.
Le rapport de Deloitte énumère par ailleurs une liste de risques auxquels Sotheby’s pourrait être confrontée dans un avenir proche, notamment des pertes potentielles résultant de procédures judiciaires en cours. Le 20 novembre dernier, rien ne va plus : les mesures prises par Sotheby’s pour augmenter le poids de sa dette surprennent Moody’s, qui indique un risque de dégradation pour la maison.
Dans le contexte très tendu de la crise sanitaire et des poursuites judiciaires en cours, la maison de vente aux enchères est invitée à « rationnaliser » sa stratégie et faire plus de cas des abus qu’on lui reproche et qui surviennent périodiquement. Comment reconstruire une entreprise sur le déclin ? Les récentes poursuites engagées à l’encontre de Sotheby’s ne devraient pas manquer d’attirer l’attention du top management de la maison sur les problèmes structurels qui l’affaiblissent.