Ali Kazma, filmer dit-il

Ali Kazma, filmer dit-il
À voir  -   Film et documentaire

Vidéaste turc, Ali Kazma vit entre Istanbul et Paris, mais c’est à Genève, à la galerie Analix Forever, que se tient sa nouvelle exposition : Women at work (du 4 septembre au 20 novembre 2020). Le thème n’a rien de surprenant chez cet artiste qui depuis des années interroge d’une part la production et ses liens avec l’organisation sociale, d’autre part le temps. Le travail n’est-il pas, de toutes les activités humaines, la plus étroitement subordonnée au temps, depuis Les Travaux et les Jours d’Hésiode, texte datant de la fin du VIIIe siècle avant notre ère, aux débats contemporains sur le « temps de travail » ?

À travers plusieurs figures de femmes, Ali Kazma filme différents régimes de temps – le temps qui est ainsi le véritable sujet de cette exposition. Temps circulaire des ouvrières du textile (Jean Factory, 2008 et Casa di Moda, 2009), temps musical de la danse, fait d’accélérations et de ralentissements (Dance with me video, 2017), temps retrouvé de l’archéologie (Past, 2010), temps dilaté de la création (Studio Ceramist, 2007 ; Kinbaku, 2013 ; Filmer le film, 2013), temps condensé de la course de dragster (Top fuel, 2019).

Le protagoniste de Top fuel, la nouvelle vidéo d’Ali Kazma présentée pour la première fois en Suisse, est la championne de dragster Anita Mäkelä. Le « travail » de celle-ci a une visée prométhéenne : abolir le temps au volant de machines surpuissantes brûlant des dizaines de litres de carburant pour parcourir une distance donnée le plus rapidement possible. Dans son récent essai Apologie du dragster, l’espace-temps intense, le critique Paul Ardenne a bien montré ce qu’il y a d’hybris (la démesure qui offense les dieux) chez les pilotes de dragster. Leur quête est vaine puisqu’ils cherchent à « annuler le temps écoulé en ne gardant que l’espace conquis », mais elle est une quête d’absolu. À ce titre, les pilotes de dragster nourrissent la geste de la grandeur humaine.

Dans Top fuel, Ali Kazma s’attarde finalement moins sur les courses proprement dites (une trentaine de secondes sur seize minutes) que sur leur préparation et leur suite, sur l’avant et l’après. Il rend ainsi sensible la réalité de cette activité qui mobilise durant des jours des équipes entières pour les quelques secondes du run. La disproportion des moyens mis en œuvre s’en trouve soulignée. Aller le plus vite possible, s’affranchir du temps dans une pure dépense, c’est aller contre l’époque qui n’aime pas le gaspillage, le pétrole et la gomme fondue. C’est résister. Silencieuse et énigmatique, Anita Mäkelä apparaît donc comme une héroïne contemporaine, le pendant féminin du conducteur campé par Ryan Gosling dans Drive, la fiction en moins ou, disons plutôt, la vérité en plus.

 

Galerie Analix Forever, Chêne Bourg, Genève, Suisse

Du 4 septembre au 20 novembre 2020.