Sachant que chaque œuvre est porteuse d’une thématique plus ou moins définie et que tout artiste est plus sensible à certains sujets qu’à d’autres, que désigne-t-on par « œuvre à thème » et qu’appelle-t-on « artiste à sujets » ?
« Aussi longtemps que le symbolisme servira à stimuler une peinture ambitieuse et grave, on pourra temporairement remiser les différents idéologiques. Le test, c’est l’art, non le programme » disait Greenberg alors qu’il s’opposait aux contenus métaphysiques que les premiers expressionnistes abstraits cherchaient à mobiliser dans leurs toiles. Pourtant, si les peintres abstraits des années trente se tournaient vers la mythologie, s’ils cherchaient dans les symboles mis en scène par les récits archaïques une source d’inspiration, c’était justement pour échapper aux groupes politiques qui imposaient leurs programmes à la scène artistique états-unienne durant la grande dépression.
Ce mouvement, aujourd’hui considéré comme le premier à avoir placé l’Amérique au centre de la scène artistique mondiale, s’est construit en réaction aux deux courants qui s’affrontaient sur le territoire américain : les réactionnaires isolationnistes et les communistes marxistes. Loin d’être fondés sur des considérations esthétiques au départ, les groupes politiques avaient en effet infiltré la production artistique. Les deux partageaient de fait une même opinion quant au rôle de l’art dans la société : il devait être au service de leurs idéologies respectives.
Disqualifiant les tendances modernes au nom de leurs doctrines, les deux mouvements politiques en étaient très vite venus à imposer des normes esthétiques. Ainsi, les œuvres figuratives devaient être peintes en grand format dans des endroits visibles de façon à être immédiatement comprises par un large public. La fonction politique de l’art avait également influencé les sujets ; les régionalistes, dont les chefs de file étaient John Steuart Curry, Thomas Hart Benton et Grand Wood, s’attachaient à dépeindre un passé agraire de l’Amérique quand les socioréalistes, dont Ben Shahn et William Gropper étaient les représentants, tâchaient de représenter la condition ouvrière et les luttes sociales.
Certains artistes américains des années trente, convaincus que ces programmes nuisaient au déploiement de leur art, ont petit à petit abandonné la peinture réaliste pour tenter de se confronter à la peinture moderne européenne. Comme l’avait ironiquement dit le précurseur de l’expressionniste abstrait Arshile Gorky dans un discours prononcé en 1936 lors d’une réunion du Congrès à propos des injonctions du réalisme social, il n’était plus possible de produire « un art pauvre pour les pauvres ».
L’expérience des expressionnistes abstraits montre, parmi d’autres, que le programme affecte les formes mêmes de l’art. Et ce même si, notons-le, dans ce cas précis, le programme politique a aussi apporté des éléments positifs : on doit sans doute à la préférence aux visées propagandistes de ces deux courants les immenses formats de l’expressionnisme abstrait.
Par ailleurs, cette expérience ne signifie pas que seules les considérations esthétiques doivent sous-tendre la production artistique ; elle démontre simplement qu’à un certain niveau d’explicitation du programme, l’art disparaît derrière le projet politique. L’art de propagande n’est pas possible, il y a d’un côté l’art, de l’autre la propagande. L’acte artistique peut être mû par des convictions politiques mais il ne peut pas être une démonstration de cet engagement.
Il est ainsi utile, pour tracer cette ligne de démarcation entre « œuvre à thème » ou « artiste à sujet » et œuvre relevant d’une thématique ou artiste s’attachant à un sujet, de s’intéresser à la correspondance de Flaubert qui critiquait les productions de son temps. Il y écrivait « Il faut que chaque œuvre maintenant ait sa signification morale, son enseignement gradué ; il faut donner une portée philosophique à un sonnet, qu’un drame tape sur les doigts aux monarques et qu’une aquarelle adoucisse les mœurs. L’avocasserie se glisse partout, la rage de discourir, de pérorer, de plaider ; la Muse devient le piédestal de mille convoitises».
La différence entre l’œuvre porteuse d’une thématique plus ou moins précise et « l’œuvre à thème », de même que celle entre l’artiste qui s’intéresse à certains sujets et « l’artiste à sujet », réside dans ce « il faut ». « Le test, c’est l’art, non le programme » écrivait Greenberg, c’est pourtant le programme qui permet de distinguer les deux.