L’Arte del Disegno

L’Arte del Disegno
À voir

Le remaniement des calendriers est parfois heureux. L’été 2020 n’avait pas prévu de voir cumulées deux grandes expositions parisiennes sur le dessin, dont on pourra tirer une méditation générale. Sous un titre très verdien, l’exposition intitulée la Force du Dessin, au Petit Palais jusqu’au 4 octobre, présente plus de 180 dessins de la collection Prat. Louis-Antoine et Véronique Prat ont constitué dès le début des années 1970 une prestigieuse collection de dessins (environ 450) parmi les plus éblouissantes du monde, qui avait déjà fait l’objet d’une présentation au Louvre en 1995. Ils ont donné à leur collection l’unité d’un corpus cohérent : l’école française de Poussin à Cézanne, de 1600 à 1900. Du classicisme au symbolisme en passant par le romantisme, on y voit ainsi des dessins de Poussin, Callot, Vouet, Le Sueur, Delacroix, Gericault, Ingres, Cézanne, Redon. L’exposition rend compte aussi des chassés-croisés entre les deux arts : de Delacroix, on dit qu’il est « peintre littéraire » et Victor Hugo « génie graphique ». d’Hugo, on sait qu’il a produit plus de 3500 dessins. Baudelaire n’en compte que trente à ce jour, d’autant plus précieux de ce fait, dont deux sont ici exposés.

Force du dessin et force du destin (La Forza del Destino), la collusion sémantique reste troublante. L’intitulé ne manque pas d’évoquer le flottement originel du terme. Jusqu’au XVIIIe siècle, la double orthographe court encore : dessin et dessein se lisent indifféremment pour dire à la fois le projet d’un croquis (« dessein ») et l’œuvre autonome elle-même (« dessin »). L’orthographe de « dessin » au détriment de celle de « dessein » est définitivement enregistrée en 1798 par le Dictionnaire de l’Académie française. La proposition de la Fondation Custodia, issue de la collection Frits Lugt, autour des Studi e Schizzi. Dessiner la figure en Italie (1450-1700) envisage au même moment (jusqu’au 6 septembre) de prolonger la réflexion sur l’art du dessin. L’Italie de la première modernité y est à l’honneur et l’on y croise, entre autres, Filippino Lippi, Andrea del Sarto, Raphaël, Guido Reni, Pietro da Cortona, Alessandro Maganza, Carpaccio et Titien. 

Qu’est-ce donc que le dessin ? La primauté du dessin est essentielle dans le processus de création autant que dans la formation des artistes, enseigne Giorgio Vasari dès le XVIe siècle. Le dessin est « la base de l’art » pour Louis-Antoine Prat. Il est « une prière quotidienne » pour Eugène Delacroix. « Une confession involontaire » pour Frits Lugt. Le dessin est aussi recherche expérimentale qu’il démultiplie par l’élargissement des types de supports : lavis brun, pierre noire, sanguine, lavis gris, contre-épreuve de sanguine, estompe, aquarelle, aquarelle gouachée, craie blanche, pastel, fusain, graphite, encre brune sur papier crème, encre noire sur papier gris, pinceau avec rehauts de craie… Autant de variations sur le même thème : le dessin est esquisse de la pensée et saisie sur le vif de l’émotion. Exposé à la Fondation Custodia, Le Guerchin (1591-1666) travaille une double étude pour la tête de la Vierge, vers 1654, sur sanguine et estompe, double étude qu’il envisage pour un tableau peint dans l’église des Théatins de Ferrare. Il travaille d’abord le profil, puis réétudie en une deuxième esquisse les traits. Imperceptiblement, la tête s’incline un peu plus. Le regard se modifie légèrement. Les paupières s’abaissent. À l’heure de l’humanisme renaissant, on le sait, la figure humaine est travaillée dans son anatomie, son réalisme voire son intériorité. L’œil s’entraîne. La main s’exerce. Il faut croquer le modèle sur le vif. L’image est floue, fluctuante, mobile. Vivante. Les repentirs, les dédoublement des lignes, les reprises et les retouches cherchent à saisir l’instant émotionnel et l’expression juste. Filippo Baldinucci, dans son Vocabolario Toscano dell’Arte del Disegno, définit en 1681 l’esquisse, ces « très légers tracés de plumes ou de crayons avec lesquels ils évoquent leurs concepts sans en perfectionner les parties ». Il précise aussi la définition d’une étude, « dessins par lesquels ils se préparent à faire leurs œuvres, car par l’intermédiaire de ce qu’ils appellent études, ils parviennent à déterminer et à perfectionner l’Idée de ce qu’il veulent, avec le pinceau ou le ciseau, représenter en peinture ou en sculpture ».

L’inventivité graphique est élégante et gracile, agile, virtuose. Les recherches sur la lumière dépassent toute solution préconçue. Il s’agir de capturer la lumière, de rendre compte de ses incidences sur la matière – corps, visage, drapé, architecture. Il s’agit de saisir les ombres, de baigner les volumes de lumière, de jouer des contrastes de clair-obscur. Ottavio Leoni (1578-1630) dessine le portrait de sa belle-fille, Maddalena (1617). La réalisation a lieu de nuit. Les effets de la chandelle sont travaillés. L’éclairage est artificiel, en contrebas de la figure. L’artiste modèle les ombres à la pierre noire et rehausse les zones baignées de lumière à la craie blanche. Non content de saisir la lumière, il cherche autant à saisir les effets nocturnes pour eux-mêmes. Le geste graphique atteint ainsi à l’insaisissable et transmet l’émotion. Le dessin est l’infusion de l’art, le temps de l’élaboration, la fabrique des grands œuvres. Il est aussi la fulgurance du génie, l’annonce prophétique des avant-gardismes, lorsque l’esquisse frise les limites de l’abstraction et que l’inconscient laisse affleurer la création à l’œuvre. 

 

Illustration : Giovanni Francesco Barbieri, dit Le Guerchin, Cinq études pour Marie-Madeleine, vers 1620, plume et encre brune, lavis brun, 242 × 398 mm, Fondation Custodia, Collection Frits Lugt, Paris, inv. 5076.