Inlassablement, toutes les nuits, les lettres arrachées sont remplacées, les mots reconstitués, assurant la délivrance du message. Le collectif contre le féminicide qui colle ses feuilles A4 sur les murs des villes de France (et inspire désormais d’autres collectifs à travers le monde) a donné une nouvelle forme à l’exposition du texte dans l’espace public.
D’un point de vue formel, il s’agit de simples feuilles blanches de format A4 standard, recouvertes sur toute leur surface, portant une lettre à la fois. Cette simplicité de moyens techniques n’est pas sans rappeler ce que les typographes appellent le monotype : pour un bloc, une lettre. Les grandes lettres noires se détachent sur le fond blanc qui se détache sur le mur, la netteté du trait comme celle du papier neuf venant heurter l’oeil habitué à la saleté de la ville. Des noms, des détails parfois insoutenables, des paroles de victimes, le décompte des mortes, s’imposent à tous les habitant.e.s de la ville, occupant parfois les coins sombres ou les passages dans lesquels les femmes hésitent généralement à rester trop longtemps.
La violence de ces mots qui exposent, littéralement, ce qui était jusqu’alors soigneusement caché pour rester ignoré, nous bouscule, nous interroge, nous place face à notre incapacité ou refus de voir. Ces grandes majuscules tracées dans l’urgence d’un collage sauvage nous hurlent d’ouvrir les yeux, de prendre conscience de la réalité du féminicide, de son existence comme de sa puissance létale. Il n’est pas question ici de se demander si ce collectif prétend au statut d’oeuvre d’art pour cette prise de parole urbaine. Ces collages se situent à la fois dans une longue lignée d’occupations plus ou moins légales des murs de la ville, de prises de parole spontanées dans l’espace public, de messages politiques imposés dans l’urgence et d’une tradition artistique du texte exposé faisant le lien entre intimité et vie collective.
Ces prises de parole spontanées ne sont pas sans rappeler les travaux d’artistes comme Jenny Holzer ou Barbara Kruger qui, depuis les années 1970, ont fait des mots leur matière artistique première. Jenny Holzer (née en 1950 auxUSA) illustre parfaitement ce mouvement de balancier entre intimité et société effectué par les mots exposés. Qu’il s’agisse de ses propres textes au début de sa carrière, ou ceux de différents poètes et auteurs de renom, Jenny Holzer a transmis de nombreux messages écrits dans l’espace public, et ce à travers une grande variété de moyens habituellement employés dans la culture de masse ou la stratégie publicitaire : posters, t-shirts, bancs publics, affichages électroniques, panneaux en LED, projections, …
Dans des formats courts aux formules choc (comme la série des “Truisms”, 1978-1987) ou des textes plus longs et plus complexes, l’artiste américaine dévoile et expose, dans tous les sens du terme, des réflexions intimes, des souvenirs ou des désirs, souvent poignants et percutants, qui viennent hanter les personnes qui les ont saisi, parfois contre leur gré. Au même titre qu’une campagne publicitaire, qui agissant comme un parasite, occupe une ville, s’insinuant dans tous les espaces disponibles à la vue, les mots intimes de Jenny Holzer emploient les techniques médiatiques pour mieux les questionner et nous libérer de leur emprise mercantile ou idéologique. Elle propose une alternative, en exposant de manière parfois monumentale, ou en détournant des espaces d’affichage commerciaux, pour faire entendre des voix que l’on n’entend pas, ou trop peu.
Tout comme nos colleuses nocturnes, Jenny Holzer emploie des formes très simples, voire minimalistes, pour l’exposition de ses textes : polices de caractère basiques, noir et blanc, utilisation de couleurs en monochromes. Même si aucun de ces choix visuels n’est laissé au hasard, les textes, leurs contenus et leur contexte d’exposition sont les éléments centraux d’une oeuvre qui s’est progressivement élargie jusqu’aux confins de la vie sociale américaine et la politique internationale.
Seule artiste femme à avoir représenté les USA à la Biennale de Venise, Jenny Holzer s’est également intéressée à des documents classifiés rendus publics. Des mémos, cartes, emails, communiqués et ordres des services secrets américains, gardés avec les nombreuses traces de censures rendant une grande partie des textes illisibles, ont été imprimés sur des toiles. Ainsi exposés, ces mots de la guerre et de la politique restent suffisamment présents pour comprendre la manière dont l’individu peut se trouver broyé dans la mécanique aveugle du pouvoir. Méthodes et compte-rendus d’interrogatoires, empreintes, témoignages et descriptions cliniques, tous ces textes sortis de leur secret nous parlent également d’une individualité que l’on expose par la force et que l’on déshumanise – tout comme la censure détruit la valeur d’un texte, en le réduisant au silence.
L’artiste expose donc plus qu’elle ne dénonce de manière explicite. Entre peur et désir, horreur et tendresse, lisible et indicible, elle dévoile ce qui est généralement caché, qu’il s’agisse de l’intimité du corps aimant, la violence subie par les corps anonymes ou les sévices de guerres silencieuses. Médium artistique et patrimonial par excellence, la toile a été volontairement choisie par l’artiste pour ses propriétés de conservation et de valorisation artistique : la peinture est ce qui est valorisé et conservé dans le temps. Initialement voués au secret et à la destruction totale, ces mots imprimés sur toiles sont destinés à rester lisibles pour un temps très long, garantissant un travail de mémoire collectif que seul l’art permet encore, à l’heure de la dématérialisation et de nouvelles stratégies de censure.
Issue de la même génération, Barbara Kruger (née en 1945 aux USA) mélange textes et images dans un travail dénonçant également la violence du monde actuel et les racines du malaise contemporain dans l’histoire américaine depuis les années 1950. Elle aborde des thématiques sociales et politiques qui pointent le rôle et la place laissées aux femmes dans un monde cynique et figé par la consommation de masse et les nouvelles formes de fascisme. Elle assène des slogans plus ou moins explicitement critiques, employant des techniques de collage et de mise en page qu’elle aurait acquises lors d’une carrière dans la presse. Magazines féminins, publicités, affiches de propagande politique, les images et les mots issus de ces différents espaces d’oppression et de perpétuation de clichés sont mélangés pour fabriquer des messages percutants, délivrant un maximum de sens avec un minimum de moyens. La volonté de Barbara Kruger a toujours été de créer des effets de sens proches du court-circuit, notamment par l’apposition de mots et d’images venant parfois se contredire ou se questionner mutuellement, afin de révéler chez le.la spectateur.trice les ressorts inconscients profondément enfouis par la propagande et la publicité. Par ailleurs, Barbara Kruger a régulièrement écrit pour la revue Art Forum, notamment sur les mass media, une chronique intitulée «Remote Control».
Avec l’autorité des spin doctors et la stratégie invasive des images de la consommation, elle arrive à créer des incertitudes et des doutes libérateurs. En laissant dans ses images des ambiguïtés de sens et de la polysémie, Barbara Kruger permet à la personne réceptrice de son oeuvre d’en construire le sens en fonction de sa propre subjectivité. Ses images sont puissantes par leur manière de frapper une part de chacun de nous qui a été colonisée par le spectacle de masse et l’industrie du divertissement. Toute son oeuvre cherche à rendre visible les structures du pouvoir cachées dans le langage et les associations entre mots et images. Dans son travail, ce sont les textes qui ont généralement le plus de force, portant l’essentiel du message. La charge émotionnelle ou la violence recherchée sont portées par les textes qu’elle écrit de sa main ou qu’elle extrait de ses nombreuses lectures avec des notes personnelles.
La majorité de ses oeuvres sont «sans titre» : en gardant le texte inséré dans l’image entre parenthèses, l’artiste le rend à la fois silencieux et inopérant, tout en le mettant en exergue. A l’inverse de Jenny Holzer, elle considère que la peinture sur toile touche un trop petit nombre de personnes. Son choix se porte donc sur l’emploi d’outils simples, issus des mass média, permettant de toucher, selon elle, un plus grand nombre d’individus issus ou non de milieux artistiquement cultivés.
Des artistes françaises comme Marianne Mispeläere ou Camille Bondon explorent actuellement le texte et le langage dans leurs pratiques artistiques respectives. En 2016, Marianne Mispeläere a commencé la collecte d’images de gestes témoignant de rassemblements politiques spontanés, comme le Printemps Arabe ou Nuit Debout (“Silent Slogans”, 2016 – en cours). Ces “slogans silencieux” ne comportent pas de texte, mais se lisent comme autant de messages qui, par le geste, auraient vocation à une lecture universelle. En écho aux empreintes digitales de Jenny Holzer, elle demande à plusieurs personnes de strier leur main au stylo bille, de la paume aux extrémités des doigts, afin de tenter l’effacement de leur identité (No Man’s Land, 2014-2016). Dans une autre performance sans spectateur, “Le superflu doit attendre” (2018-2020), l’artiste laisse s’oxyder une plaque de cuivre pour gravure par la présence de ses bras et de ses mains au cours de la lecture d’ouvrages féministes, politiques ou philosophiques. Dans cette pièce, tout comme dans “Palimpseste” (2017) ou “Autodafé” (2016, en cours), la disparition, le langage silencieux de l’écrit et la trace sont au coeur d’un travail qui “exprime la difficulté d’énoncer ou d’être entendu.e dans le bruit assourdissant du monde” (source : site internet de l’artiste).
Au fil de ses oeuvres, Marianne Mispeläere fait apparaître et disparaître le texte, questionnant le langage et ses capacité actuelles à exprimer, agir, faire exister. Elle fait un constat d’échec et d’impuissance poétique de l’individu en tension entre ses besoins d’expression, de reconnaissance, de lien, de compréhension et les limites drastiques des moyens qui sont en réalité à sa disposition pour le faire. L’artiste utilise l’écriture comme pratique gestuelle ainsi que la trace du mot dans une logique inversée des clichés qui y sont généralement liés. A son pouvoir idéalisé de s’inscrire durablement dans le temps et à transformer le monde, elle oppose une illisibilité partielle ou totale, un effacement progressif et la frustration engendrée par l’insuffisance du langage.
Au point de rencontre entre l’art et la recherche, Camille Bondon travaille sur le langage comme construction de la pensée. L’artiste se concentre sur “l’expérience de situations, corps, réflexions” (site internet de l’artiste). Héritière des surréalistes, elle utilise la description des rêves comme matière première, mais pour exposer l’intimité onirique d’individus dans un espace commun (“Le Goût des Rêves, 2018; “Le programme du futur”, 2019). Avec “10 mots doux à partager” (2017-2018), Camille Bondon organise la diffusion de mots doux par tous les moyens possibles : sur les pare-brise de voitures, dans les boîtes aux lettres, par des affiches, … Employant et détournant les outils de diffusion commerciale ou étatique de contenus textuels divers, l’artiste cherche à contaminer la vie sociale contemporaine par des messages écrits porteurs d’émotions et de bien-être.
Pour chacune de ces quatre artistes, l’écrit est une matière première choisie en pleine connaissance de cause, pour elle-même et pour tout ce qu’elle représente. Il s’agit toujours du texte reconnu comme fondamentalement agissant, puissant, ou cherchant à l’être. Les artistes d’aujourd’hui, contrairement à leurs ainées, remettent en question son efficacité et son pouvoir, à partir du moment où la quantité de messages, tout comme l’obsession des images, ont fini par rendre le sens inopérant. Cependant, dans tous les cas, le texte sert de point de jonction entre l’intime et le social, le purement subjectif et le politique. Contrairement à l’image, vécue comme trompeuse, manipulatrice et trop univoque, le texte sert ici de clé entre des mondes qui ne sont pas traditionnellement pensés pour entrer en collision : l’intime s’expose en toutes lettres sur les murs de la ville quand le politique retrouve des dimensions individuelles et subjectives. Entre les deux dynamiques, le texte est un médium servant de passerelle et de plateforme de traduction.
Les artistes de la génération de Jenny Holzer et Barbara Kruger offrent une critique des médias de masse et de la propagande en ayant profondément intégré leur dangereuse efficacité. Ceux et celles de la génération de Camille Bondon et Marianne Mispeläere approchent les mêmes questions avec le doute et le constat d’impuissance propres à notre présent. Cependant, en faisant entrer le corps de l’artiste ou celui d’autres personnes, à travers la performance et la collaboration, l’approche la plus récente du rôle du texte et du langage dans la vie sociale explore et dessine une sémiologie plus ouverte et peut-être porteuse de plus d’espoir que la seule dénonciation de leurs ainées.
Vivant désormais dans un chaos dont rien ne semble plus pouvoir nous sauver, ces artistes nous montrent qu’il reste à l’art la possibilité de réhumaniser la communication entre les humains, de repenser l’idée d’un langage à visée universelle et la révélation d’utopies modestes, à échelle humaine, voire individuelle. Dans ce projet aussi discret qu’entousiasmant, le texte, son omniprésence comme la trace de sa disparition, est le médium qui permet de transiter entre intimité et politique, sociétés et subjectivités pour que toutes ces polarités se critiquent et s’enrichissent mutuellement.
https://projects.jennyholzer.com/