L’art contemporain est-il politique? 3/3

L’art contemporain est-il politique? 3/3
Liu Jianhua, « Yiwu Survey », 2006 © Beijing Commune
Tribunes

Après avoir démontré l’inefficacité des œuvres visant à réparer les injustices passées et à défendre ceux qui souffrent aujourd’hui et après avoir souligné le caractère discutable de la manière dont elles essaient de le faire, nous nous intéressons maintenant à la manière dont ces œuvres dépolitisent l’expérience esthétique. Annulant la possibilité d’un rapport désintéressé à l’œuvre d’art, elles font disparaitre et le jugement critique et l’exercice de l’imagination.

Les « œuvres à thème » sont largement privilégiées voire plébiscitées par les acteurs culturels publics et privés, les deux les utilisant pour palier leur déficit d’action réelle en matière sociale ou environnementale. Comme tout ce qui est surreprésenté, les œuvres à thème tendent à acquérir une valeur de norme. Face à l’injonction faite à l’œuvre d’être politique peut naître la tentation de l’artiste (bien souvent en situation précaire) de faire rentrer sa production non militante dans un discours qui l’est et ainsi de participer à la construction d’un art où le rapport entre la forme et le contenu affiché n’existe plus.

Cette stratégie ne serait pas si grave si ces œuvres à thème n’entrainaient pas un affaiblissement du jugement critique. Comme l’écrit justement Carole Talon-Hugon, « la valeur de l’intention ne fait pas la valeur de l’œuvre ». S’il n’est pas possible de juger des seules propriétés artistiques d’une œuvre (notamment en raison de la disparition de la plupart des critères esthétiques), il devrait au moins être possible d’interroger la réussite de la mise en œuvre, mais il est difficile de porter un avis négatif sur des objets dont les intentions sont indiscutables.

La deuxième stratégie peut être l’adaptation à l’injonction ; or, l’instrumentalisation de l’art au profit d’un discours politique clair et énonçable ne va pas sans une forme de simplification des œuvres. La frontalité de l’adresse se fait au détriment du « plus-que-dire » selon l’expression d’Olivier Neveux qui le décrit comme non pas « ce que dit l’œuvre » mais ce « qu’elle forme ». Quand l’artiste envisage son travail comme la mise en forme d’une idée plutôt que comme une idée qui prend forme dans le faire, ce « je ne sais quoi » disparaît.

Face à l’œuvre transformée en moyen de communication efficace, le spectateur n’est plus un co-constructeur capable de projeter sur elle les conditions propres au contexte de son énonciation. Il est conçu comme un simple consommateur à qui toutes les clefs de lecture sont fournies et n’a plus besoin d’activer son imagination. Avec l’abandon du « je-ne-sais-quoi », s’efface également l’exercice d’interprétation qui est pourtant un premier pas dans la remise en cause de l’unilatéralité du présent.

Ainsi, les œuvres à thème, inopérantes sur le plan de l’action collective et discutables quant à la définition de la politique sur laquelle elles reposent, font passer les enjeux artistiques au second plan. Proposant des œuvres dont le rapport entre forme et contenu semble soit inexistant, soit simplifié à l’extrême, les artistes à sujet produisent un affaiblissement de l’expérience esthétique qui n’est rien d’autre qu’un rapport au sensible différent de l’expérience quotidienne. En rendant impossible le jugement critique et inutile l’exercice de l’imagination, ils détruisent la dimension indirectement politique des œuvres.

En conclusion de ces trois tribunes, quel que soit le point de vue adopté, l’art à thème semble manquer son but. S’il reprend la plupart des valeurs propres aux pays occidentaux et diffusées dans les médias publics, il est, comme eux, associé à une forme d’élitisme qui ne lui permet pas de sensibiliser un large public aux causes défendues. D’autre part, il contribue à la diffusion d’une conception de la politique très rétrécie. De l’ordre du seul discours, verticale et reposant sur l’entre soi, elle est en contradiction avec les valeurs démocratiques affichées. Enfin, en faisant passer les enjeux artistiques après les buts politiques, les artistes à sujet tendent à affaiblir la puissance de l’expérience esthétique et, à travers elle, les deux actions émancipatrices que sont le jugement critique et l’exercice de l’imagination. Incapables de susciter des actions politiques, appuyant une conception de la politique étroite et détruisant l’expérience indirectement politique de la perception esthétique, non, décidément, les œuvres à thème ne sont pas politiques.

L’objet de cette tribune en trois temps n’est pas de prôner l’inutilité de l’art. Il s’agit seulement, à une époque où elles se font de plus en plus rares dans les institutions et du même coup dans les médias, d’affirmer le droit à l’existence (ou à la coexistence) de formes d’art qui ne se limitent pas à l’illustration d’un propos. Il importe surtout d’affirmer que l’effectivité politique de l’art n’est jamais aussi forte que quand il s’assume en tant qu’art, qu’il s’interroge sur ses propres limites ou qu’il pense avec les moyens de son médium plutôt qu’en cherchant à exprimer à travers lui, le plus efficacement possible, une idée qui lui préexiste. L’art transformé en moyen de communication perd l’essentiel de sa valeur qui est précisément de rompre avec l’attendu fonctionnel qui régit notre société dans ses moindres détails. Si l’art a une valeur politique, si l’art modifie quelque chose dans notre vie sensible ou intellectuelle, s’il transforme quoi que ce soit dans ce monde pragmatique qui est le nôtre, c’est justement en faisant valoir la possibilité de suspendre le régime de l’utilitaire. Par cette action, il ouvre la voix à toutes les autres formes d’émancipation.