Né en 1946, McArthur Binion est un artiste américain qui combine collages et dessins pour créer des compositions abstraites monochromes et géométriques. Les motifs minimalistes sont ainsi peints sur une surface faite d’une juxtaposition de documents privés (photocopies du certificat de naissance ou du passeport de l’artiste, pages de son carnet d’adresses, photographies d’identité, de paysages de son enfance ou encore de ses mains).
Dans chacune de ses œuvres, les images personnelles qui tissent le récit d’un parcours de vie singulier se dissimulent derrière la forme grille, symbole du silence selon Rosalind Krauss, motif par excellence de « l’art pour l’art » utilisé par le précurseur de l’art minimal Ad Reinhardt. Binion ne s’est pourtant jamais intéressé aux pratiques réductrices de la peinture et, alors que les acteurs du mouvement minimaliste ont pour la plupart rapidement abandonné la peinture sur toile pour déployer la couleur dans l’espace (pensons aux wall drawings de Sol LeWitt, aux specific objects de Donald Judd ou aux néons de Dan Flavin), il est resté fidèle au support initial. De plus, loin de vouloir atteindre une facture lisse et nette comme les tenants de ce mouvement, il réalise des lignes légèrement irrégulières avec des bâtons de peinture à l’huile dont la texture grasse est bien visible. La tactilité de la peinture comme les couleurs lumineuses (il travaille sur aluminium) et les formes abstraites sont utilisées pour leurs capacités expressives. Binion a refusé d’exposer ses œuvres dans les années 1970 car il était persuadé qu’elles seraient, comme celles d’Agnes Martin, interprétées du côté du minimalisme alors qu’il se sentait, comme elle, plus proche de l’expressionnisme abstrait. Il a d’ailleurs découvert l’art par ce dernier courant lorsqu’il était âgé de dix-neuf ans. Coursier chez un éditeur de magazines à Harlem, il a vu pour la première fois une exposition alors qu’il venait livrer un colis au Musée d’Art Moderne. Cette expérience a changé le cours de sa vie, lui qui n’avait jamais regardé de livre d’art a décidé à cette époque de suivre un cours de dessin.
S’il expose peu dans les années 1970, il côtoie nombre des artistes de la scène new-yorkaise, connaît aussi bien Brice Marden que Gordon Matta-Clark ou Robert Rauschenberg. Il est cependant le seul Noir à fréquenter les vernissages et cette différence vécue quotidiennement l’incite à raconter son histoire propre par l’intermédiaire de son art. Dans une période de l’histoire américaine marquée par les violences policières, les émeutes raciales et la conquête de droits civiques, la pratique de Binion témoigne aussi de son expérience de vie en tant que Noir américain, onzième enfant d’une famille pauvre. Si la couleur, la forme et la texture sont utilisées pour faire passer les émotions ressenties au cours de son existence, le processus de création est également signifiant pour l’artiste. En pressant des bâtons de couleur sur les supports pour recouvrir les images, il utilise ses mains comme outils de la même façon que lorsqu’il travaillait avec ses parents, fermiers locataires dans le Mississippi rural. Cette méthode artisanale le relie à son passé mais lui permet aussi de se distinguer de la peinture traditionnelle puisque les crayons à base de cire ne font pas partie de l’outillage du peintre classique. L’artiste, qui affirme avoir dû inventer cette technique parce que la peinture en tube ne correspondait pas à son vécu, ne manque d’ailleurs pas une occasion de rappeler qu’il l’utilisait bien avant Jean-Michel Basquiat ou Richard Serra.
Au-delà de la facture, en mêlant contenus intimes et formes abstraites, Binion combine deux possibilités divergentes, l’abstraction et l’autoportrait. Ce faisant, il revisite les deux genres. Les compositions quadrillées masquent en partie les éléments qui constituent l’identité de l’artiste tout en leur imposant un ordre. L’autoportrait est celui d’un homme invisibilisé et contrôlé tout en même temps. Mais ses éléments autobiographiques forment aussi le contenu émotionnel qui permet d’assouplir la grille abstraite. La rigidité apparente s’efface lorsque le regard du spectateur s’enfonce dans l’épaisseur de la toile, à travers les couches d’écritures et d’images, à la recherche du sens. Les documents témoins de l’histoire personnelle de l’artiste donnent une profondeur à la structure. L’artiste ne conçoit d’ailleurs pas la grille comme un modèle théorique, il l’associe au tempo en musique. Pour ce passionné de jazz, elle est en quelque sorte le repère régulier qui permet l’improvisation. Le contenu émotionnel naît de cette forme répétitive et la transcende.
Longtemps restée dans l’ombre, l’œuvre de Binion est redécouverte en 2017 lors de la 57e Biennale de Venise. Régulièrement exposée à la galerie Kavi Gupta de Chicago et à la galerie Lelong de New York, elle permet de reconsidérer la compréhension de l’abstraction américaine des années 1960 et 1970. Si le titre de sa série la plus connue, « ADN », démontre que l’abstraction fait partie de l’identité de l’artiste, ses œuvres plus anciennes permettent de repenser la définition homogène de l’art abstrait du côté d’une tendance à la pureté et à l’objectivité.