En ces temps de confinement, un livre récemment paru aux Presses du réel, Carla Lonzi : un art de la vie : critique d’art et féminisme en Italie, nous permet de nous interroger sur les liens entre art et féminisme. L’auteure, Giovanna Zapperi, professeure d’histoire de l’art contemporain à l’Université de Tours et spécialiste du féminisme dans l’art contemporain, s’intéresse à Carla Lonzi, d’abord critique d’art puis figure centrale du féminisme italien.
À travers un travail d’archives souvent inédites, l’auteure reconstruit le parcours de Carla Lonzi en analysant la « créativité radicale » d’une pensée et d’une pratique qui se situent dans le contexte des relations entre l’art et le féminisme de l’Italie des années 1960 à 1970. Il s’agit pour Zapperi de montrer toute la complexité d’une trajectoire de vie et de pensée marquée par la discontinuité. En s’opposant aux études qui visent à considérer la vie et le parcours de Lonzi partagés en deux phases, la critique d’art puis le féminisme, Zapperi reconstruit le lien entre ces deux engagements. Comme elle l’affirme dès la page 6 : « Pour Lonzi, abandonner la critique d’art n’a pas signifié cesser de critiquer l’art. Ses écrits montrent au contraire un intérêt constant pour l’art, ses institutions, ses mythes et ses langages… ». Non seulement, Zapperi reconstruit brillamment le parcours de vie de Lonzi mais, en mettant l’accent sur ses analyses et ses interrogations critiques, elle ouvre la réflexion sur les formes de pouvoir du monde de l’art et les modes de production – culturelle, intellectuelle, sociale – contemporaines. La prise de conscience, dans un moment collectif de libération, que la culture est un lieu d’oppression pose inévitablement les questions du rôle de la femme dans l’art et de la créativité dans le féminisme. Dans ce livre, structuré en sept chapitres, suivis d’un épilogue, écrit dans un style clair qui ne cède rien sur le plan des concepts et des idées, Zapperi réussit à trouver la voie juste entre les multiples facettes de la vie et l’œuvre de Lonzi pour répondre à ces problématiques.
Dans le premier chapitre, « Autour de 1970 », l’auteure plante le décor. Elle introduit les problèmes posés par la rupture de 1970 dans l’historiographie féministe en Italie et s’intéresse au collectif Rivolta femminile qui se structure autour d’une pratique de prise de conscience collective liée au séparatisme de genre. C’est à partir de documents d’archives, très soigneusement analysés, que Zapperi retrace la naissance de ce collectif cofondé par Lonzi et deux de ses amies, Elvira Banotti et Carla Accardi.
Le deuxième chapitre, « Critique du savoir », est centré sur les formes de savoir produites par les institutions artistiques et par l’histoire de l’art en tant que champ disciplinaire. Zapperi montre comment Lonzi se distancie des modèles épistémologiques sous tendus par les conditions économiques qui étaient les siennes tout au long de sa formation universitaire. En analysant minutieusement la série d’entretiens enregistrés puis recomposés afin de former un montage textuel nommé « Autoportrait », elle met au jour la manière dont Lonzi a progressivement récusé les modèles hiérarchiques et fondamentalement autoritaires qui sous-tendent l’exercice de la critique d’art.
Après avoir fait partager au lecteur cette mise à distance de la critique traditionnelle opérée par Lonzi, comme le titre « Devenir sujets » du troisième chapitre l’annonce, Zapperi cherche à comprendre comment Lonzi en vient à abandonner la critique d’art pour le féminisme. Afin de mettre à jour la spécificité du lien entre esthétique et politique dans la pensée de cette dernière, elle interroge les notions fondamentales d’authenticité, d’autonomie, ou le concept de déculturation que Lonzi a forgé pour éviter un langage phallocentrique.
Le quatrième chapitre est plus technique. « Le temps du féminisme » est consacré au rapport entre l’histoire et la subjectivité féministe à partir de l’analyse croisée d’un ensemble de textes et de procédés utilisés par Lonzi : en s’appuyant à nouveau sur la série « Autoportrait », Zapperi nous montre comment, par son utilisation des techniques de reproduction du son et de l’image, Lonzi défait les conventions de l’écriture sur l’art et remet en question la temporalité linéaire, homogène et patriarcale qui structure l’histoire de ce domaine et l’histoire globale.
En s’appuyant, dans le cinquième chapitre, sur la relation d’intense amitié avec l’artiste Carla Accardi, l’une des trois cofondatrices de Révolta femminile, et en déconstruisant le conflit qui oppose les deux femmes, Zapperi révèle la difficulté de faire coexister l’identité d’artiste avec le processus de déculturation qui est à la base de la pratique prônée par le mouvement dont les deux femmes sont parties prenantes.
Le sixième chapitre, « L’autre créativité », complète cette réflexion, Zapperi proposant une relecture critique des réflexions de Lonzi sur la place des femmes dans l’art en prenant également en considération les perspectives d’autres artistes qui ont gravité autour du groupe Rivolta femminile, notamment Susanne Santoro.
Enfin, pour répondre aux difficultés rencontrées par les artistes féministes, Zapperi choisit de réfléchir dans un septième et dernier chapitre intitulé « Contre l’art », à la portée politique de la décision de Lonzi de se retirer de l’art. Par la lecture précise et détaillée d’un dialogue entre la feministe et le sculpteur d’avant-garde Pietro Consag publié sous le titre « Vai pure », Zapperi rend évidente la complexité d’une réflexion sur l’art en tant qu’institution patriarcale ce qui ne peut qu’appeler un épilogue support.
Ce dernier, « Suite Rivolta », est une véritable ouverture vers le présent : Zapperi analyse l’intérêt que des jeunes femmes artistes, notamment Chiara Fumai, Silvia Giambrone, Claire Fontaine, Cabello/Carceller, Valentina Miorandi, ont manifesté par rapport à Lonzi en Italie et dans le monde. Ces artistes ont en quelque sorte tenté, comme le dit Zapperi, « de rendre opératoire, dans le présent, une réflexion qui n’a jamais cessé d’interroger la créativité comme une pratique transformatrice, à l’intérieur comme à l’extérieur du monde de l’art » (p. 275).
Ainsi, le livre de Giovanna Zapperi qui participe de la redécouverte internationale de Carla Lonzi est non seulement un outil incontournable pour saisir et comprendre le parcours riche et complexe de la féministe radicale et critique d’art italienne, mais aussi, et peut-être surtout, une aide au décryptage des œuvres d’art contemporaines résolument militantes.