Alors que la plupart des gouvernements occidentaux ont choisi d’adopter des mesures de confinement pour endiguer la progression du Covid 19, chacun se demande comment le monde de l’art se remettra de cette crise.
«Le monde de l’art », curieuse expression qui englobe des réalités socio-économiques bien différentes. En effet, quel rapport entre un conservateur de musée, un critique d’art et un commissaire d’exposition ? Tous sont liés par une passion de l’art et se croisent quelquefois autour d’œuvres particulières, mais chacun retourne ensuite à son quotidien. Existe-t-il une communauté d’expériences ne serait-ce qu’entre les différentes catégories marchandes de ce milieu ? Le fonctionnement d’une galerie de taille moyenne a-t-il quelque chose à voir avec celui d’une maison de vente aux enchères aussi connue que Christie’s ou celui d’un artists run space venant d’ouvrir ses portes ? Non, et chacun de ces acteurs le sait, ciblant sa propre clientèle, poursuivant son action sans se soucier de celles des autres.
Même au sein d’un unique métier comme celui de galeriste, les passerelles sont rares. Si, en tant que spectateur (acheteurs pour les plus chanceux), nous les voyons de plus en plus souvent réunis au sein de foires, la compétition pour obtenir un stand est rude. De manière générale, les transformations subies par la profession ces dernières années ne favorisent pas l’esprit de coopération. L’avènement des sites de vente en ligne entraîne une baisse de fréquentation des galeries alors que les charges qui pèsent sur ces structures (loyer, production, transport, assurance) ne diminuent pas. Dans un marché plutôt morose où nombre de marchands ferment leurs espaces, ceux qui survivent sont plus préoccupés par leur chiffre d’affaire que par d’éventuelles collaborations.
Historiquement aussi, le travail du galeriste est solitaire. Dégager une ligne parmi les nouveautés artistiques d’une époque, la défendre et faire en sorte qu’elle reste sienne, constituait toute la raison d’être du métier à ses débuts. L’engagement obstiné dans une voie singulière faisait même bien souvent la reconnaissance d’un marchand. C’est ainsi qu’en France Jeanne Bucher est devenue la représentante de l’art abstrait et Denise René celle de l’art optique tandis qu’aux États-Unis Betty Parsons était l’ambassadrice de l’expressionnisme abstrait et Virginia Dwan l’incontestable défricheuse du Land Art. La mission du galeriste a quelque peu changé avec la disparition des grands courants artistiques mais elle reste imprégnée de la conception individuelle des premiers modèles.
Cependant, aujourd’hui, à l’heure du Covid 19, c’est l’ensemble de la profession qui est touchée dans son fonctionnement. Face à cette situation, nombre de galeries rivalisent de stratégies pour se démarquer sur les réseaux sociaux et continuer ainsi d’exister en dépit des portes closes. Mais d’autres choisissent de le faire à plusieurs. C’est le cas par exemple à Venise où plusieurs galeristes (Galleria Alberta Pane, Beatrice Burati, Anderson Art Space and Gallery, Caterina Tognon, La galleria Dorothea Van der Koelen, Ikona Gallery, Marignana Arte, Marina Bastianello Gallery, Galleria Michela Rizzo et Victoria Miro Venice), réunies au sein de la plateforme Venice Galleries View, travaillent ensemble autour d’un nouveau projet d’espace de vente virtuel.
Il est intéressant de noter que les marchandes (toutes des femmes) à l’initiative de ce projet s’étaient regroupées sous forme d’association lors d’une précédente catastrophe, la dernière montée des eaux. En effet, à un moment où la suspension des différentes Biennale di Venezia (art contemporain, architecture, cinéma, danse) était envisagée, il devenait urgent d’anticiper la baisse du nombre de visiteurs (amateurs et collectionneurs) attirés par la tenue de ces manifestations culturelles. Prenant conscience de la fragilité de leur modèle économique, elles avaient décidé d’utiliser les fonds alloués par l’État pour créer une plateforme numérique partagée. Leur but était alors de dynamiser le secteur en diffusant sur une même application des informations concernant leurs événements respectifs.
C’est sur ce même canal qu’elles organisent aujourd’hui leurs expositions collectives en présentant chaque semaine une œuvre de leur réserve disponible à la vente. L’exposition virtuelle ne reflète donc pas la sélection d’un marchand mais celle des neuf galeristes qui ont décidé de travailler main dans la main. STORAGE (« dépôt », « entrepôt », en français) le titre donné à ce rendez-vous hebdomadaire suggère l’idée d’un fond collectif d’œuvres, d’un réservoir commun de créativité. Aucune des galeristes participantes ne souhaite d’ailleurs abandonner ce rendez-vous virtuel au sortir de la crise. Au contraire, il est très probable qu’après avoir fait le choix de mettre en commun leur réseau respectif, elles poursuivront leur coopération dans l’espace réel.
L’expérience du Covid 19 et la nécessaire adaptation qu’elle occasionne chez chacun des acteurs du « monde de l’art », aura sans-doute pour conséquence d’ouvrir la voie à de nouvelles pratiques plus collaboratives, et ce, peut-être, de manière durable.