Vient de paraître aux éditions l’Atelier contemporain, un ouvrage regroupant les carnets de recherche (1975-1990) ainsi que les textes (1973-2000) et entretiens (1984-2014) de l’artiste abstraite Monique Frydman. Les premiers, préfacés par l’historien et critique d’art Éric de Chassey, permettent de saisir l’articulation entre peinture, psychanalyse et corps au fondement de la pratique de l’artiste, tandis que les seconds, introduits par le philosophe et historien d’art Georges Roque, montrent comment ses écrits dépassent son propre travail pour former notre regard à la peinture en général.
Dans la préface à la première partie du livre, Éric de Chassey définit le statut des carnets publiés comme des « notes de travail, qui parfois anticipent ou préparent les réalisations dans l’atelier mais qui, plus souvent les accompagnent, les interrogent, les prolongent ». S’il met en relation certaines des œuvres de l’artiste avec ses remarques, il soulève la contradiction qui existe parfois entre ses annotations privées et ses déclarations publiques. Il insiste également (comme pour l’ensemble des artistes qu’il a pu défendre) sur l’importance de la pensée prise dans l’acte de peindre qui caractérise son travail. Par cette idée d’une réflexion plastique, il introduit une distance quant à la manière de se rapporter aux écrits de l’artiste. Ces textes informent sur la façon dont le réel influence l’œuvre, «ils permettent de comprendre comment l’abstraction est aussi la distillation d’expériences vécues de la vision » mais ils ne doivent pas être envisagés comme des explications de la peinture. Il faut avant toute chose regarder les œuvres qui sont en soi un travail d’écriture comme l’affirme Éric de Chassey en rappelant la remarque de Karim Ghaddab selon laquelle l’usage des craies, fusain et pastels propre à l’artiste relève davantage du registre de l’écriture que de celui de la peinture.
Et en effet, les pages scannées de certaines feuilles des cahiers originaux qui accompagnent le contenu des neuf carnets dactylographiés montrent à quel point ces deux registres se mêlent. Ainsi, les esquisses de dessins apparaissent comme des notations rapides d’idées tandis que les écritures manuscrites couvrent les pages à la manière d’une texture. Enfin, au-delà de la forme, le fond traite uniquement de peinture et de ce qui la nourrit. Au fil des pages, le lecteur découvre les nombreux essais techniques de l’artiste (papier de soie, « fond travaillé avec noir + coup de craies de couleurs » mais aussi « débloquer mon corps au niveau de la danse et du geste pour aérer mon travail »). Il prend également connaissance des influences artistiques de Monique Frydman qui s’intéresse aux artistes paléolithiques comme aux expressionnistes abstraits américains en passant par ceux de la Renaissance italienne et de la modernité française. Enfin, il se familiarise avec les intérêts théoriques de l’artiste qui lit (et cite) les psychanalystes Hélène Cixous et Jacques Lacan, les philosophes Roland Barthes et Georges Bataille ou encore les historiens de l’art tels Jean Clair et Jean-Louis Scheffer.
Dans la présentation de la seconde partie du livre, George Roque annonce que la petite dizaine de textes rédigés par la peintre et les seize entretiens qu’elle a donnés à l’occasion de ses expositions éclairent sa démarche mais ont aussi « une valeur en soi ». À partir du vocabulaire employé par l’artiste et de la récurrence de certains thèmes comme le bonheur, l’éblouissement ou le hasard, il déploie cette tension entre démarche personnelle et débats théoriques partagés avec d’autres artistes. En effet, le rôle de l’aléatoire dans l’art dépasse le cas de cette artiste selon l’auteur qui rappelle qu’il intéresse de nombreux peintres de sa génération. En expliquant que ce procédé lui permet de mettre de côté le « geste créateur s’appuyant sur la dextérité manuelle », Monique Frydman informe sur les préoccupations quant à la subjectivité de l’artiste partagée par ses contemporains. Par ailleurs, l’explication par la peintre de sa propre démarche permet de porter un regard neuf sur les recherches d’artistes plus anciens. En effet, comme le rappelle George Roques, le fait qu’elle se réfère à des artistes comme Le Greco ou Goya pour rendre compte de sa pratique lui permet de porter un regard « très informé, très sensible, sur leurs œuvres, à partir d’une sorte d’empathie qui lui donne l’impression forte de ressentir physiquement comment ils ont travaillé ». Ainsi, son approche fusionnelle de Cézanne ouvre selon l’auteur « des pistes fascinantes ».
Ces ensembles de textes qui courent de 1975 à 2014 et les quelques reproductions d’œuvres réalisées entre 1975 et 2018 qui les accompagnent témoignent de la cohérence de la recherche de Monique Frydman. Les carnets inédits éclairent sa démarche, les textes publiés et les entretiens ouvrent quant à eux des pistes qui s’étendent au-delà de son œuvre propre. Classés de manière chronologique, ils peuvent être lus les uns à la suite des autres ou appréhendés indépendamment les uns des autres. Leur présentation par deux grands théoriciens de l’abstraction permet de prendre la mesure de l’importance de cette artiste dans le paysage de la peinture non figurative.