La dernière version de l’installation in situ du festival Desert X a lieu à Al Ula, en Arabie Saoudite, non sans controverse. Normalement associé aux terres arides de la Vallée de Coachella et Palm Springs en Californie, le festival a été relocalisé sur un site reconnu comme faisant partie du patrimoine mondial par l’UNESCO, dans le royaume d’Arabie Saoudite, pour la première fois cette année à la demande du prince héritier Mohammed Bin Salman (MBS) provoquant l’indignation générale du reste du monde.
Le tollé a largement été provoqué par les antécédents exécrables de MBS en terme de droits de l’homme et l’intolérance notoire de son pays envers ses propres citoyens, les entités étrangères ainsi que les arts en général. La décision de déraciner Desert X a été accueillie par la moquerie de critiques d’arts et l’indignation d’un certains nombre de personnes intimement liées à son organisation. En effet, pas moins de trois membres du comité ont démissionné en signe de protestation. L’un d’entre eux, l’artiste Edward Ruscha, établi à Los Angeles, a été particulièrement sévère dans son bilan de la situation, affirmant que c’était “comme inviter Hitler à prendre le thé”.
Alors que ceux qui sont à l’origine de cette décision se sont justifiés en avouant leurs intentions « d’ouverture au dialogue » avec une des nations les plus calomniées, les actions de MBS ont été prédites par de nombreux leaders autocratiques avant lui. De l’Italie fasciste à la Libye plus récemment, l’utilisation des arts comme moyen de blanchir la réputation d’un gouvernement impopulaire et d’endoctriner ses propres sujets afin qu’ils soient soumis est un tour presque aussi vieux que les anciennes ruines qui accueillent Desert X.
Une longue liste de malfaisance
MBS a certainement de bonnes raisons de vouloir procéder à une refonte de son image à l’heure actuelle. Bien qu’il soit techniquement le prince héritier seulement de son père le roi Salmane, selon les dires de tous, c’est MBS qui est aux commandes, et son accession au trône n’a pas été des plus aisées. Après de multiples opérations douteuses, le dernier obstacle rencontré par MBS avant de pouvoir accéder à sa position actuelle a été son propre cousin de 56 ans, Mohammed bin Nayef. Selon le New York Times, bin Nayef a été retenu contre son gré et forcé à renoncer à ses fonctions, ouvrant de ce fait la voie à l’avancée de MBS. Sans surprises, les responsables Saoudiens ont rejeté ces rapports, les qualifiant de “scénario Hollywoodien”.
Dans tous les cas, MBS n’a pas tardé à consolider son autorité. En mars 2018, moins d’un an après son accession au pouvoir et à 32 ans seulement, MBS a orchestré un emprisonnement de masse d’environ 381 princes, hommes d’affaire et divers milliardaires, qu’il aurait torturé et forcé à donner une partie de leur richesse à la monarchie. Le gouvernement a présenté cet incident comme une opération de répression de la corruption réussie et a affirmé avoir récupéré 107 milliards de dollars de fonds volés. Mais le manque de transparence autour de l’ensemble du processus rend la vérification de ces affirmations très difficile.
Au cours de cette période, il a été estimé que 17 personnes auraient été hospitalisées suite aux mauvais traitements de leurs ravisseurs et au moins un (Major général Ali Al-Qahtani, un proche conseiller du prédécesseur du Roi Salmane, le Roi Abdullah récemment décédé) a succombé à ses blessures. Pour beaucoup, toute l’opération a été provoquée dans le but de cibler les descendants d’Abdullah à qui il aurait légué 10 milliards de dollars à sa mort. Le prince Turki, le septième de ses fils, était l’un des 11 frères initialement arrêtés et l’un des 56 individus toujours incarcérés en novembre 2018. Sa mort, sans informations sur la cause, a été annoncée en novembre 2019.
Ensuite il y a également eu le cas du Yémen. Depuis 2015, ce petit pays à l’extrémité de la péninsule arabique a fait l’objet d’un va et vient sanglant entre l’Arabie Saoudite et l’Iran, les deux pays apportant leur soutien à des factions de combattants opposés. MBS s’est montré inflexible dans ce conflit, en mettant en place des tactiques de déploiement de phosphore blanc à proximité des populations civiles et en ordonnant des tir couplés (où deux coups sont tirés en succession rapide sur la même cible).
Les Nations Unies ont estimé que plus de 15.9 millions de personnes (soit plus de la moitié de population totale du pays) n’a plus d’accès fiable à la nourriture suite au conflit, alors que les diagnostiques de choléra ont surpassé 1.2 million depuis le début de la guerre. Il est difficile de mettre un nombre précis sur le bilan cumulé des victimes, mais le Yémen Data Project estime le nombre total de civils morts et blessés à environ 18 000 pour l’année dernière.
Enfin, la réputation peu enviable de l’Arabie Saoudite a pris un coup monumental suite à l’ assassinat du journaliste Jamal Khashoggi en octobre 2018. Khashoggi, franc détracteur du régime, a été convoqué au Consulat Saoudien d’Istanbul sous un faux prétexte, avant d’être étranglé et démembré. Ses restes n’ont jamais été retrouvés. La CIA a conclu que MBS avait donné l’ordre du meurtre. Le prince héritier nie vigoureusement ces accusations mais il a depuis accepté la responsabilité de l’incident puisqu’il s’est produit pour ainsi dire sous sa surveillance.
La transposition de Desert X à l’arrière pays Saoudien a été annoncée quelques jours seulement après l’admission de MBS, et le timing ne pouvait pas être pire; le critique d’art du LA Times Christopher Knight qualifiant cette démarche d’inique et comparable à “mettre du rouge à lèvres à un cochon”. Ceux qui défendent ce choix de localisation disent que les échanges sont de loin préférables à la marginalisation, mais le fait que l’Arabie Saoudite passe à la caisse (une anomalie dans le monde de l’art), peut avoir influencé ce choix. Quelles que soient leurs véritables raisons, les motivations de MBS sont beaucoup moins difficiles à déchiffrer.
Le cahier des charges d’un despote
Après tout, la stratégie Saoudienne n’a pas réinventé la roue. De tout temps les gouvernements répressifs ont utilisé les arts pour détourner l’attention des comportements les plus déshonorants, légitimer leur régime et réécrire l’histoire. Un exemple notoire a pu être observé au 20° siècle en Italie lorsque Benito Mussolini, dictateur fasciste a mis en scène l’anniversaire de ses 10 ans d’accession au pouvoir avec la Mostra della Rivoluzione Fascista. Cette exposition célèbre sa doctrine et s’aligne étroitement avec l’identité italienne, la Mostra était un exemple typique de la manière de monopoliser les arts à des fins de propagande.
L’ approche de Mussolini avait été parfaitement conçue. Il a essayé de rendre la Mostra aussi inclusive que possible en invitant des artistes de tous les mouvements contemporains et en allant même jusqu’à demander des dizaines de milliers de propositions du grand public. Afin de pouvoir atteindre la plus grande audience possible, le gouvernement de Mussolini a offert aux visiteurs des tarifs réduits pour les billets de train. Le plan a parfaitement marché. A tel point que même des farouches opposants au fascisme comme Simone de Beauvoir et Jean Paul Sartre ont ravalé leur fierté afin de profiter de l’avantage de billets de trains à bon prix. L’exposition était censée durer six mois, mais suite à son succès, elle a eu lieu durant deux ans. A l’époque, elle a attiré plus de trois millions de participants.
En parallèle, en Afrique, une méthodologie similaire a été employée par Sékou Touré, l’homme fort guinéen. Touré a pris le pouvoir suite à la lutte de la Guinée pour son indépendance face à la France, et comme Mussolini avant lui, il a mis sur pied un festival, une décennie plus tard pour marquer ce succès national. Cependant, Touré a minutieusement mis en avant sa propre image lors des festivités, se liant ainsi au leader légendaire de la résistance Samory Touré (allant même jusqu’à affirmer être sa réincarnation).
Petit à petit, Touré s’est insinué dans tous les aspects de la vie guinéenne, insistant pour que ces collègues politiques fassent référence à lui dans chacun de leurs discours et pour que tous les écoliers apprennent l’ensemble de son œuvre poétique par cœur. Étant conscient que les performances théâtrales étaient plus efficaces pour soulever l’opinion publique que ne l’était l’éducation formelle, il a mis l’accent sur les arts. A un moment donné, chacun des 200 comités à travers le pays devait préparer au moins une pièce, un nouveau ballet et une nouvelle chorale chaque année.
Parallèlement, il a mis en œuvre les lois de “démystification” interdisant les religions, les coutumes et même les discours qui n’étaient pas approuvés par le gouvernement. D’autres crimes ont été bien plus violents; en plus de décréter hors-la-loi toute opposition politique, il a aussi fait emprisonner des milliers de soit disant dissidents, les torturant ou les laissant mourir de faim. Lors de sa propre disparition, 250 de ces malheureux ont été libérés de la tristement célèbre prison Camp Boiro, où ils ont croupi pendant une période inconnue.
Aux Philippines, Imelda Marcos est un autre modèle de despote habituée à masquer ses crimes grâce au mécénat artistique. Son mari Ferdinand à régné sur le pays pendant plus de 20 ans sans jamais toucher de salaire officiel de plus de 13 500 dollars, malgré cela, le couple s’est exilé aux États-Unis en 1986 en déclarant 5 millions de dollars de biens. L’ensemble du butin de leur détournement de fonds est estimé à 10 milliards de dollars, alors que la loi martiale s’est renforcée durant leur règne donnant lieu aux enlèvements de plus de 34 000 étudiants, écrivains, syndicalistes et politiques. Environ 4 000 d’entre eux ont été tués ou ont été portés disparus.
Tout au long du processus, Imelda a détourné l’attention des actes de son mari en s’adonnant au mécénat, en soutenant (superficiellement) le compagnie Ballet Philippines et en construisant le Cultural Center of the Philippines (CCP). Ce dernier projet a été un désastre absolu, avec un dépassement de budget de dizaines de millions de dollars et s’effondrant durant la construction suite aux délais déraisonnables imposés par Imelda. On estime que 169 ouvriers ont été tués dans l’accident; morts dissimulées par les autorités. Malgré une augmentation du déficit extérieur du pays, de 360 millions de dollars à leur arrivée au pouvoir à 28.3 milliards de dollars au moment de le quitter, certains voient toujours le couple Marcos comme de bons mécènes des arts.
Un dernier exemple issu de l’histoire récente présente le fils du dictateur déchu Libyen, Mouammar Kadhafi. Neuf ans avant la capture et l’exécution du tyran, son fils, Saif al-Islam a tenté de légitimer le règne de son père en blanchissant l’histoire de son pays en exposant ses propres œuvres d’art fortement politisées dans une tournée Européenne en 2002. A en juger par les mécènes attirés par le spectacle, l’exercice a été une réussite en quelque sorte, puisqu’il a atteint ses objectifs.
La transparence de la tyrannie
Ces méthodes de blanchiment de réputation d’autocrates acculés et de transformation de l’art populaire en propagande au cours de l’histoire sont mises à contribution encore une fois par l’Arabie Saoudite. Disciple studieux de ceux qui l’ont précédé, MBS a pris soin de s’assurer que Desert X, tout comme le festival Winter at Tantora avant lui, présente à la fois des œuvres de contributeurs saoudiens et d’étrangers dans le but de créer une illusion de tolérance, d’inclusion et de libéralisme.
Les artistes participants peuvent mettre en avant le supposé progrès que leur implication a suscité; par exemple avec la statue Namja de Lita Albuquerque, c’est la première fois depuis plus d’un millénaire peut-être, qu’une représentation figurative féminine est exposée dans le pays. Mais d’autre part, l’organisation Freedom House classe l’Arabie Saoudite comme étant le huitième pays le moins libre au monde. Les scandales comme le meurtre de Khashoggi, la détention de rivaux politiques et le conflit en cours au Yémen témoignent du sang sur les mains de MBS. Et tout le blanchiment artistique du monde ne pourrait pas retirer ces taches.