Pour celles et ceux qui s’intéressent à toutes les formes de remise en cause des institutions aliénantes qui ont fleuri autour de 1970, la figure de Fernand Deligny, génial inventeur de lieux de vie pour des enfants autistes ou mutiques, est familière. Mais on pense plutôt à lui (qui est mort maintenant depuis un quart de siècle) sur le mode de l’écrit ou de l’image fixe : ce praticien du silence, dans lequel il savait rejoindre les jeunes qu’il accueillait, était un orateur de première force et un écrivain inspiré. Surtout, il avait eu l’idée de relever, sur de grandes feuilles de calque, ce qu’il nommait les « lignes d’erre », c’est-à-dire les déplacements des enfants dit «psychotiques» dans l’espace familier – un espace qui est l’axe majeur de leur rapport au monde. Ces lacis de pas et de gestes constituent à la fois une énigme facinante et un objet esthétique saisissant. Michel de Certeau, au moment où il méditait L’invention du quotidien et tentait de penser la geste du marcheur dans la ville, avait été impressionné par ces feuilles, dont il parle notamment à Régine Robin dans un dialogue de 1976.
Ce que l’on connaît moins, en dehors des milieux cinéphiles, est le long compagnonnage de Deligny avec le cinéma – non le cinéma comme fétiche, mais bien comme pratique, caméra en main. Impliqué dans des initiatives d’éducation populaire après-guerre, il y avait lié connaissance avec André Bazin, qui à son tour lui fit rencontrer François Truffaut. Deligny inspira les dernières images, si belles, des 400 coups. Son travail avec les jeunes sans langage était évidemment présent à l’esprit du réalisateur de L’enfant sauvage. Mais Deligny ne se contenta pas de fournir des idées à autrui. Faisant usage d’une petite caméra et de pellicules plus ou moins bonnes, il suscita, bon an mal an, d’extraodinaires films où « jouaient » (le mot est évidemment impropre) les adolescents qu’il accompagnait : Le Moindre geste, produit grâce à Chris Marker et montré à Cannes en 1971, et Ce gamin, là, réalisé par Renaud Victor en 1976 et dont l’audience fut importante.
C’est précisément à ce moment que le documentariste chevronné Richard Copans, réalisateur de Monsieur Deligny, vagabond efficace, entra en contact avec la communauté cévennole où s’expérimentait un autre rapport à la différence. Riche d’un compagnonnage de quarante-cinq ans avec Deligny et les siens, nul n’était mieux placé que lui pour évoquer, avec puissance et sobriété, la manière dont le « coutumier » peut devenir images. La force de son film vient avant tout de ce qu’il prend son temps ; il ne cherche pas à « meubler » les blancs du quotidien, de ces moments où les gestes se déploient dans le silence, avec des instants de suspension joyeuse, presque franciscaine. On fait l’expérience, en le suivant, d’un rythme autre, qui est peut-être la plus efficace introduction à une vie autre. Copans prend le temps de nous faire entrer en familiarité avec les lieux : Armentières, où Deligny commença sa vie d’éducateur dans un « pavillon des enfants fous », un de ces « lieux pour invivre » qu’il passa sa vie à fuir, puis le Vercors, où se déroulaient les camps de « La Grande Cordée », et les Cévennes, les bois, la maison isolée…
Les mots de Deligny ponctuent le parcours de la caméra, unifiés par la voix d’un comédien qui leur restitue en même temps leur poids d’écriture et leur grâce d’oralité. Pour autant, c’est vers un ailleurs du langage que nous conduit le film. Un monde où tout passe par le geste ou le regard, un monde de mains et de visages. Les visages de ceux qui, devenus adultes, poursuivent l’aventure, continuent sur leur erre, ne sont pas de brefs inserts destinés à satisfaire notre bonne conscience. Ils sont, comme l’avait voulu Deligny dans ses films, icônes de présence, à la Rossellini – un cinéaste auquel on pense beaucoup en regardant ces images. Celles et ceux qui ne connaissent pas Fernand Deligny découvriront une figure dont la puissance émancipatrice est plus contemporaine que jamais ; les autres le retrouveront avec bonheur, grâce au beau film de Richard Copans, sous un jour nouveau.
Monsieur Deligny, vagabond efficace, un film de Richard Copans, sortie le 25 mars – Film visible en VOD pour un coût de 4€ en exclusivité sur www.shellacfilms.com et www.la-toile-vod.com pour les deux premières semaines, puis en partenariat avec Universciné. Les salles qui présenteront le film après le confinement seront annoncées en temps opportun.