Cinq ans après avoir tenté de faire sortir clandestinement d’Espagne un tableau rare de Pablo Picasso, Jaime Botín, l’ancien président de l’institution financière espagnole Bankinter, a été condamné à trois ans de prison et à une amende de 91,7 millions d’euros. Cette lourde peine représente une augmentation significative par rapport à la peine déjà conséquente de 18 mois et 52,4 millions d’euros prononcée le mois dernier pour Botín. C’est un cas extrêmement rare, où la juge Elena Raquel González Bayón est revenue sur sa décision initiale à la demande des procureurs de l’État et des autorités fiscales. L’œuvre d’art en question, intitulée Tête de jeune fille, date de la période rose de Picasso et a été considérée comme un objet d’« intérêt culturel » par le gouvernement espagnol, qui s’en est vu offrir la propriété.
Botín avait déjà tenté d’emporter l’œuvre à l’étranger en 2013 pour la vendre chez Christie’s à Londres, mais un tribunal espagnol a mis en place une interdiction d’exportation. Cette interdiction a été maintenue en mai 2015, ce qui a poussé Botín à contourner la loi et à faire la même année une tentative de contrebande sur un yacht depuis la Corse vers un acheteur en Suisse. Les autorités de l’île ont été informées de ce plan et le tableau a été appréhendé, tandis que Botín, qui n’était pas sur les lieux au moment des faits, doit maintenant faire face aux conséquences de son plan déjoué.
Cette affaire met en évidence une tendance croissante : les pays occidentaux font valoir que certaines œuvres d’art doivent être « conservées pour la nation » plutôt que vendues à des acheteurs étrangers. Le Royaume-Uni a été un acteur particulièrement puissant à cet égard, bien que sa politique ait connu un succès mitigé jusqu’à présent ; plus de la moitié des œuvres faisant l’objet d’une interdiction d’exportation ont fini par se retrouver à l’étranger malgré tout. Cependant, ce débat a mis en lumière l’hypocrisie d’une telle position, étant donné que les musées du Royaume-Uni et d’autres pays occidentaux sont remplis d’objets acquis illégalement il y a des siècles.
L’accumulation de trésors nationaux
L’affaire Botín est un exemple frappant de mesures prises par les tribunaux espagnols pour protéger des œuvres d’art qu’ils jugent vitales pour leur identité nationale, mais cette pratique est de plus en plus répandue dans toute l’Europe. En septembre dernier, le monde de l’art français était en ébullition à la découverte d’un chef-d’œuvre de Cimabue du XIIIe siècle dans la cuisine d’une retraitée dans le nord du pays. Après qu’il fut mis aux enchères pour 24 millions d’euros le mois suivant, le gouvernement français a bloqué la vente, désignant le tableau comme un trésor national et empêchant son exportation.
Mais tandis que la France et l’Espagne ont récemment fait la une des journaux avec de telles histoires d’« intérêt culturel », le Royaume-Uni est loin devant les autres nations quand il s’agit de mettre en œuvre de telles interdictions d’exportation. Parmi les cas les plus marquants, citons celui d’un tableau de Peter Paul Rubens, l’une des rares œuvres d’art du XVIIe siècle représentant un Africain en Europe, celui d’une œuvre de Thomas Gainsborough de 1773 intitulée « Going to Market, Early Morning » et l’introduction simultanée d’interdictions d’exportation sur des œuvres célèbres de JMW Turner et Claude Monet.
Cette tendance à tenter de sauvegarder les œuvres d’art considérées comme faisant partie intégrante de l’identité britannique, même si elles n’ont pas été peintes par des artistes locaux, a été soutenue par de hauts dignitaires de l’État et des personnalités de la scène artistique. En 2015, le porte-parole du parti travailliste pour la culture, Michael Dugher, a affirmé son soutien à l’extension de la durée des interdictions d’exportation de six mois à au moins deux ans. Lord Inglewood, ancien président du Reviewing Committee on the Export of Works of Art (RCEWA), comité chargé d’examiner les exportations d’œuvres d’art, a également appelé à des mesures plus strictes pour préserver les « trésors nationaux » de la Grande-Bretagne.
Un bilan mitigé
Malgré la grande importance accordée à la protection du patrimoine culturel, cette politique n’a connu qu’un maigre succès jusqu’à présent. Au cours de l’année se terminant en avril 2014, par exemple, les exportations britanniques d’art ont atteint un niveau record de 11,3 milliards de livres sterling, selon une étude de Thomson Reuter, soit une augmentation de 7,6 % par rapport à l’année précédente. Au cours de cette même période, 22 interdictions temporaires d’exportation ont été mises en place, mais huit d’entre elles seulement ont permis de conserver les œuvres concernées sur le territoire des îles britanniques.
D’autres enquêtes brossent un tableau encore plus sombre. Un rapport publié par i-news a révélé que près d’un demi-milliard de livres (489 millions de livres) de trésors nationaux ont échappé au Royaume-Uni au cours de la dernière décennie. En contraste frappant avec ce chiffre, seulement 97 millions de livres ont été sauvegardés grâce aux initiatives d’interdiction des exportations. Les recettes générées par le marché de l’art continuent quant à elles de croître à un rythme effréné ; en 2019, sa valeur a augmenté de 6 % par rapport à l’année précédente pour atteindre 67,4 milliards de dollars. Le financement par des organismes publics tels que le Heritage Lottery Fund étant resté bloqué à environ 15 millions de livres sterling par an, il n’est pas surprenant que de nombreuses initiatives visant à empêcher les œuvres d’art de quitter le Royaume-Uni aient échoué.
Parmi les exemples notables d’œuvres d’art qui ont échappé à ce contrôle, citons l’Ordination de Nicolas Poussin, qui a été acquise par le Kimbell Art Museum au Texas en 2011 après que la National Gallery n’ait pas réussi à réunir 15 millions de livres pour l’acheter, ainsi que Vue sur l’Estaque et le Château d’If de Paul Cézanne, que le Fitzwilliam Museum de Cambridge a perdu en 2015. Des résultats similaires ont également été observés ailleurs en Europe, par exemple avec un original du Caravage qui a été vendu à un acheteur privé quelques jours seulement avant d’être mis en vente aux enchères. L’interdiction d’exportation imposée par la France sur cette œuvre a expiré lorsque le Louvre a laissé passer une occasion de l’acheter, en raison de doutes sur son authenticité.
Beaucoup de bruit autour d’un jeune homme au chapeau rouge
Ironiquement, le collectionneur qui a fait l’acquisition du Caravage, un gestionnaire de fonds spéculatifs américain du nom de J. Tomilson Hill, a également été impliqué dans ce qui est peut-être la plus grande controverse autour d’une interdiction d’exportation. Celle-ci concerne un tableau intitulé Portrait d’un jeune homme au chapeau rouge de l’artiste italien Jacopo Pontormo. Cette œuvre, considérée comme l’un des plus beaux exemples du maniérisme florentin, a fait son apparition en 2008 dans la collection privée du comte de Caledon, qui l’a prêtée à la National Gallery en vertu d’un gentlemen’s agreement stipulant qu’elle ne serait pas vendue pendant la durée du prêt.
Le comte a cependant rompu cet accord lorsqu’en 2015, il a vendu clandestinement l’œuvre à Hill, le magnat des fonds spéculatifs, pour la somme de 30,7 millions de livres, ce qui a incité le gouvernement britannique à interdire son exportation afin de donner à la National Gallery le temps de réunir les fonds nécessaires pour égaler l’offre de Hill.
Après plusieurs prolongations de la période d’interdiction, la National Gallery a finalement pu lever les fonds en 2017, mais entre-temps, les ramifications financières du référendum du Brexit de 2016 ont fait chuter la valeur de la livre de manière significative. En effet, les 30,7 millions de livres initialement versés par Hill valaient désormais 10 millions de dollars de moins et le collectionneur a tout naturellement rechigné à l’idée d’accepter une telle perte. La galerie a reproché à Hill d’être revenu sur son accord, mais l’Américain a fait remarquer qu’il était déjà prêt à renoncer au bénéfice potentiel de 20 millions de dollars que l’augmentation de la valeur de l’œuvre d’art lui aurait permis de réaliser par la suite.
Depuis, la saga a pris de l’ampleur. Le gouvernement a refusé à Hill une licence d’exportation pour son œuvre et il a refusé d’accepter un prix inférieur à la norme pour son tableau. Par conséquent, le monde de l’art dans son ensemble risque d’être perdant ; le tableau va désormais rester en dépôt, où personne ne pourra profiter de sa beauté. Ce triste verdict illustre parfaitement l’un des inconvénients de cette idée de « patrimoine culturel », mais il ne représente que la pointe de l’iceberg concernant les problèmes qu’elle pose.
Les inconvénients des interdictions d’exportation
En plus de provoquer des conflits entre les acheteurs privés qui contribuent à soutenir le monde de l’art et les galeries qui exposent des chefs-d’œuvre au grand public, la désignation d’objets comme « trésors nationaux » ou « patrimoine culturel » peut avoir d’autres conséquences indésirables. D’une part, le fait d’encourager les vendeurs à n’accepter que les offres des acheteurs nationaux réduit considérablement le marché, ce qui restreint les échanges et fait baisser la valeur de l’œuvre d’art elle-même.
Un exemple notable concerne la collectionneuse italienne Elena Quarestini, qui n’a pas pu trouver d’acheteur pour une œuvre ancienne de Salvador Dalí en raison d’une décision d’un tribunal national interdisant au tableau de quitter le sol italien, malgré le fait que la Fondation Dalí elle-même avait fait une offre considérable. Les lois italiennes sur l’exportation sont si strictes que toute œuvre actuellement en Italie et créée par un artiste décédé il y a plus de 50 ans doit recevoir une licence d’exportation. De plus, le gouvernement italien semble avoir une vision large de ce qui constitue une justification acceptable pour refuser une licence d’exportation. L’une des raisons avancées pour conserver le Dalí de Quarestini était que l’œuvre était « très belle ».
Une implication peut-être plus inquiétante des lois sur le patrimoine culturel est leur mépris total du fait que de nombreuses œuvres d’art en question ne sont en fait pas une pierre angulaire de la culture du pays, mais celle d’une autre nation ou d’un autre peuple. En effet, un récent rapport commandé par le président Emmanuel Macron a conclu que plus de 90 % des objets du patrimoine africain se trouvent dans des musées européens. Tandis que Macron s’est engagé à commencer à réparer ces torts en rendant une poignée de bronzes du Bénin au Nigeria, le British Museum a refusé de consentir à l’idée même de lui emboîter le pas.
En effet, le refus obstiné du British Museum à renoncer au butin de son époque coloniale, comme l’enlèvement par Lord Elgin des marbres du Parthénon en Grèce dans des circonstances extrêmement douteuses, en dit long sur sa myopie à ce sujet. Un marchand d’art basé à Londres (qui a souhaité garder l’anonymat par crainte de représailles) reconnaît la vérité sur cette affaire : « Nous n’avons pas vraiment donné aux Grecs ou aux Égyptiens la possibilité d’interdire l’exportation de leurs antiquités pour leur laisser le temps de réunir l’argent nécessaire pour les garder à Athènes ou au Caire, n’est-ce pas ? » a-t-il fait remarquer. « Soit nous acceptons la libre circulation des objets privés, soit nous ne l’acceptons pas. »
Trésors nationaux et trahison internationale
Bien sûr, il y a de nombreuses raisons pour lesquelles les interdictions d’exportation ont du sens, tant sur le plan financier que par pur jingoïsme, mais il faut certainement reconnaître qu’il est difficile de passer outre les dilemmes moraux soulevés par la situation. Le Royaume-Uni est en droit de vouloir garder ses Gainsborough et ses Turner sur le territoire britannique, mais quand il s’agit de revendiquer Pontormo, Poussin et Cézanne comme étant essentiels à l’identité nationale du Royaume-Uni, les cloches d’alarme devraient commencer à sonner… et ce, avant même que d’autres artefacts comme les marbres d’Elgin soient pris en compte.
Le fait que des personnalités britanniques de haut rang se plaignent de la fuite d’œuvres d’art prestigieuses (par des moyens légaux) vers des acheteurs étrangers relève d’une hypocrisie aussi effrontée qu’incroyable. Les musées et les galeries qui peuvent se permettre de conserver leurs précieux biens devraient être libres de le faire, mais pas au détriment du patrimoine culturel d’autres nations, ni dans l’espoir que des collectionneurs privés comme Hill paieront la note. La prudence est la bienvenue dans la sauvegarde de ces prétendus trésors nationaux, mais la prise en considération des sensibilités des autres nations est certainement une entreprise plus juste et plus équitable.